Illustration de couverture : Jean-Louis Morelle

 

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© Éditions Fleuve Noir, 1963

© GECEP/Presses de la Cité Poche, 1990,

pour la présente édition

ISBN 2-285-00360-9

ISSN 0-242-3715

 

CHAPITRE PREMIER

Hérissé d'antennes paraboliques et d'écrans photopiles aux facettes brillant d'un éclat fixe, le satellite artificiel Oméga 9 poursuivait inlassablement sa ronde orbitale dont l'apogée l'éloignait à mille sept cent trente kilomètres de la Terre. Ses supports de cellules photovoltaïques au silicium, déployées de part et d'autre de sa coque, lui avaient valu de la part des techniciens américains, qui depuis des années se relayaient à son bord, le surnom de Papillon.

Sur une orbite sensiblement inférieure gravitait le Space King, l'astronef géant dont les éléments avaient été assemblés et montés dans l'espace par les techniciens de la station Oméga 9. Un travail extrêmement délicat et de longue haleine qui avait débuté quatre ans plus tôt, au printemps de l'année 2008.

De par son aspect, ce « Roi de l'Espace » — plus communément appelé le King — n'avait rien de comparable à l'aérodynamisme des astronefs tels qu'on se les représentait généralement. L'engin était essentiellement constitué par trois énormes réservoirs cylindriques (« les saucisses », dans le jargon des cosmotechniciens) ; d'un diamètre de trente mètres, longs de cent soixante-dix mètres chacun, ils étaient longitudinalement réunis de façon que leur triple section formât un trèfle. Un fuselage s'insérait entre ces trois éléments : son dôme en métallo-plastex l'apparentait un peu à un champignon émergeant de l'ensemble ! Le « pied » de ce champignon abritait quatre ponts superposés, en sus des salles de machines et des soutes. Le King présentait enfin, à sa base, un bouquet de tuyères évasées à propulsion nucléaire.

Le long des puissantes armatures métalliques, parallèles aux réservoirs, deux fusées de débarquement étaient fixées à leur rampe de lancement. Fusées à trois étages qui ressemblaient à de modestes torpilles plaquées à ce titan aux formes baroques. Baroques mais rationnelles dans le vide spatial où les courbes aérodynamiques n'ont plus la moindre nécessité. De fait, cet appareil avait été conçu pour se placer en orbite de satellisation autour d'une planète, non pour y atterrir, mission qui serait dévolue à ses « fusées-filles » de débarquement.

Faisant pendant à ces dernières, de l'autre côté du King, s'étageaient des réservoirs largables, ceinturés par des rétrofusées qui leur permettaient de se poser sur un autre monde. Ultérieurement, ces tankers alimenteraient en carburant les fusées de débarquement devenues engins de reconnaissance.

Gravitant à la même vitesse que lui sur son orbite, divers matériaux « flottaient » autour du King : plaques de blindage, containers, rouleaux de câbles et autres pièces de rebut que des cosmotechniciens en vidoscaphe, équipés de réacteurs dorsaux, rassemblaient en vue de leur évacuation vers les soutes d'Oméga 9.

La cabine supérieure du satellite artificiel — cinq mètres de diamètre pour trois de hauteur — était munie de deux hublots rectangulaires. Son tableau de commande comprenait cinq écrans de télévision. Deux d'entre eux recevaient les images des télescopes optiques, dont l'un était exclusivement réservé aux observations astronomiques. Celui-ci, présentement, avait été mis en service par l'astrophysicien Dean Rushlow, un homme d'une trentaine d'années, aux cheveux carotte, et dont la combinaison de vol ne parvenait pas à cacher la maigreur.

A ses côtés et guère plus âgé que lui, l'éminent ingénieur, pilote : le major Dave Sheridan, spécialiste en électronique qui avait suivi de très près la construction du Space King dont il serait bientôt le chef pilote. Le troisième personnage, également revêtu de la combinaison de vol, était le colonel Floyd O'Malley, futur chef d'expédition du projet King. La quarantaine passée, cheveux en brosse, très blond, O'Malley, à son maintien un peu rigide, aux inflexions parfois coupantes de sa voix, eût pu difficilement passer pour un civil, même sans uniforme !

Après un coup d'oeil au chronographe de bord, il pesta :

— Il est cinq heures dix-neuf du matin à Vandenberg ! Je me demande ce qu'ils foutent, en bas !

— Voyons, colonel, ils attendent tout bonnement que la fusée ait atteint la distance voulue, répliqua l'astrophysicien Dean Rushlow avec un semblant de haussement d'épaules que lui autorisait sa qualité de civil.

— Avec leur manie de la précision, ils vont se faire griller par les Ruskoffs sous prétexte que nous avons une marge confortable quant à la distance ! Pour une fois que nous semblons avoir une longueur d'avance, vous verrez que leur feu d'artifice pétera avant le nôtre !

— A priori, objecta le major Sheridan, que notre ogive thermonucléaire explose à cent quarante ou à cent cinquante millions de kilomètres de la Terre, cela paraît n'avoir aucune importance. En pratique, il en va différemment. Tous nos calculs ont été faits pour étudier les effets de cette explosion spatiale à une distance bien déterminée. Or, si elle devait avoir lieu bien avant ou après ce testing point, tous nos calculs seraient remis en question.

— Vous ne m'apprenez rien, Dave. Mais pourquoi diable la faire exploser si loin ? Nous savons que les Russes viennent de lancer deux fusées : une il y a une vingtaine de jours, l'autre hier soir. La première — nous pouvons le supposer — contenait, tout comme la nôtre, une charge H expérimentale. Que leur pétard saute avant le nôtre et le public fera des gorges chaudes, prétendra que nous sommes encore à la traîne, etc. Vous connaissez la chanson.

— Je la connais, colonel, sourit Dave Sheridan. Il n'en demeure pas moins qu'en dix ans nous avons rattrapé notre retard sur les Russes et que, dans trois jours, le 1er août de l'an de grâce 2012, le Space King cinglera vers la planète Mars. Je ne suis pas au fait de ce que mijotent les Russes, mais je serais fort surpris qu'en la matière ils aient fait mieux que nous.

— Je ne sais pas s'ils ont fait mieux que nous, grogna le colonel O'Malley. En tout cas, l'engin qu'ils ont lancé hier soir de Baïkonour — nous l'avons vu sur cet écran — était d'une taille impressionnante, presque aussi grand que notre King. Et ça m'inquiète assez. Lui aussi a été monté et assemblé sur une orbite d'attente. Et lui aussi — ou du moins, lui d'abord — semble bel et bien faire route vers Mars ! Que le fanion orné de la faucille et du marteau flotte le premier sur le sol de cette planète et nous sommes chocolat ! Le Space Queen réplique améliorée du King — est en voie de construction ; son achèvement dans les délais prévus dépend du budget supplémentaire demandé au Sénat. Un demi-échec dans cette course à la planète Mars serait catastrophique et l'opposition aurait beau jeu de faire ressortir que nous avons déjà englouti suffisamment de milliards de dollars pour que le budget de l'exercice 2014 réduise la tranche sur laquelle nous comptons !

« Et ce, même si des économies ont été réalisées en menant à bon terme le projet King depuis la Vandenberg Air Force Base en Californie. Si le site du Kennedy Space Center de Cap Canaveral, en Floride, avait été choisi, cela aurait exigé de nouveaux aménagements et l'agrandissement du VAB ([1]) et les contribuables, pour le coup, l'auraient senti passer !

Le chef pilote fit remarquer :

— De toute façon — et où qu'en soient les Russes aujourd'hui — nous ne pouvons absolument rien faire pour accélérer nos travaux qui ont été d'ailleurs menés tambour battant. Le King est prêt ; on achève sa révision générale pendant que les réserves de vivres sont amenées à bord et, comme prévu, il prendra la tangente dans trois jours exactement. Attendons d'être sur Mars pour dire qui, de l'Est ou de l'Ouest, aura gagné ce match.

L'astrophysicien Dean Rushlow fit remarquer :

— D'ailleurs, nous avons déjà marqué un point en expédiant sur Mars un Prospector, cette chenillette-laboratoire larguée par une fusée automatique.

— La belle affaire ! persifla le colonel O'Malley. Vous y étiez, vous, sur place, pour dire si les Russes n'ont pas envoyé un Prospector avant nous ?

La voix nasillarde d'un haut-parleur mit un terme à leur discussion.

— PC de Vandenberg à Oméga 9. Over.

— Oméga 9 à Vandenberg, répondit Rushlow. Je vous reçois très bien. Over.

— Bien reçu. Attention : H moins trois minutes. Essais-image. Over.

Rushlow brancha le circuit TV du télescope sur le réseau terrestre et, au bout de quelques secondes, la base de Vandenberg annonça :

— La qualité de l'image est excellente. Rien de comparable, évidemment, à celle obtenue par l'observatoire astronomique de Flagstaff. Attention : H moins deux minutes dix.

Sur l'écran s'inscrivait l'image télescopique de l'espace criblé d'étoiles à la brillance fixe. Et parmi ces étoiles puisait un éclat lumineux intermittent : celui d'un laser adapté à la fusée automatique porteuse d'une bombe thermonucléaire.

— H moins une minute.

Sans quitter l'écran des yeux, l'astrophysicien remarqua, ironique :

— Encore un petit moment et le secret dont cette expérience a été entourée n'en sera plus un. Une bonne partie des observatoires de l'hémisphère plongé dans la nuit pourront observer dans leurs instruments l'explosion préconisée depuis longtemps par Teller ([2]).

Il haussa les épaules :

— Cette manie du secret tourne à l'obsession !

— Vous êtes un savant, Rushlow, rumina le colonel O'Malley. Les militaires et la Maison-Blanche raisonnent différemment. Depuis nos premiers échecs retentissants, à l'aube de la conquête de l'espace, nous avons enfin compris l'utilité d'entourer nos tentatives d'un peu plus de discrétion... Ne fût-ce que pour ne plus perdre la face en cas d'échec ! Bien sûr, il n'a pas été possible de garder secrète, depuis quatre ans, la construction du Space King sur cette orbite d'attente. Néanmoins, les expériences connexes, elles, ne doivent être rendues publiques que le plus tard possible... Si nous ne pouvons pas faire autrement !

— H moins vingt secondes, annonça le haut-parleur.

Les regards convergèrent vers l'écran où, à intervalles réguliers, clignotait le laser de la fusée télécommandée.

— H moins cinq secondes, quatre, trois, deux, un, zéro, égrena la voix nasillarde. Le chronométrage additif reprendra dans six minutes. Terminé.

— Dans six minutes, noté. Terminé, répondit l'astrophysicien en coupant le contact.

Il considéra un instant encore le « clignotant » de la fusée qui puisait sur l'écran, et observa :

— N'est-il pas déroutant de songer que cette image est désormais celle d'un engin fantôme ?

— Un peu, je l'avoue, fit le colonel Floyd O'Malley, le regard rivé sur le spot lumineux qui s'éclairait et s'éteignait régulièrement. Depuis... quarante secondes environ, cette fusée a été volatilisée par une titanesque explosion thermonucléaire ; et pourtant, nous continuons de la voir sur cet écran.

— Et nous la verrons en tout pendant plus de huit minutes puisque les rayons lumineux porteurs de cette image devront parcourir dans l'espace, pour nous parvenir, cent cinquante millions de kilomètres ; et ce, à la vitesse de la lumière, soit trois cent mille kilomètres à la seconde. C'est donc avec un décalage d'un peu plus de huit minutes que nous recevrons l'image de l'explosion.

Ils en étaient à leur seconde cigarette quand la base de Vandenberg rétablit le contact. Dean Rushlow accusa réception :

— Oméga 9 à Vandenberg. Je vous reçois très bien. Over.

— Chronométrage additif : H plus six minutes. Toujours très bon pour l'image. Reprise à H plus huit minutes. Terminé.

— Je pense à tout ce que ne feraient pas les médias pour assister à cette scène, gloussa O'Malley. Nos collègues de Moscou aussi, d'ailleurs !

— Aucune crainte qu'un radio amateur — ou les agents de l'Est — n'interceptent nos petites conversations, sourit Dave Sheridan. Nos liaisons radio s'effectuent non seulement sur des fréquences variables mais, de surcroît, un codeur-décodeur électronique les filtre à l'émission et à la réception. C'est également sur ce principe que reposeront nos futures liaisons avec la Terre depuis le Space King.

— H plus huit minutes. Top à huit-onze. Attention : huit minutes cinq secondes... Huit, neuf, dix... Top !

Sur le premier écran, le point lumineux se transforma en une fantastique boule de lumière aveuglante qui enfla et s'épanouit en moutonnements pourpres et violacés ; fleur maléfique dont la corolle dévorante effaçait les étoiles et incendiait l'espace.

Soudain, à la périphérie de ce monstrueux globe de rayonnements, deux éclats lumineux apparurent, bien plus faibles et presque aussitôt noyés dans la fabuleuse luminosité globulaire qui, au bout de quelques secondes, se résorba, s'évanouit dans la noirceur de l'espace éphémèrement perturbé par ce cataclysme « local ».

— Avez-vous remarqué ces deux points lumineux, fugitivement apparus à la limite du champignon thermonucléaire ?

— Oui, Colonel, confirma l'ingénieur pilote. Pas la moindre idée de ce que c'était. Et vous, Rushlow ?

La moue de l'astrophysicien se passait de parole. Il allait pourtant hasarder une hypothèse quand le haut-parleur grésilla :

Vandenberg à Oméga 9... Les images étaient excellentes. Les divers relais ont filmé sans anicroche le déroulement de l'explosion. Le directeur de l'observatoire de Flagstaff, Arizona, va vous parler, Rushlow. Nous relayons la communication...

Après un déclic accompagné d'un sifflement, une voix nouvelle prit la suite :

— Observatoire Lowell à Oméga 9... Content de savoir que tout a bien marché, Rushlow. Une précision, toutefois : est-ce un effet d'optique, un défaut de votre instrument ou bien y a-t-il eu réellement deux éclats lumineux à la périphérie du champ explosif ?

— Le phénomène était bien réel, professeur, nous l'avons distinctement observé mais je ne puis en expliquer la nature. Sans doute l'analyse spectrale nous renseignera-t-elle là-dessus. Il n'est pas impossible que deux météorites, de taille assez respectable, se soient trouvées dans le champ de l'explosion thermonucléaire qui les aura alors volatilisées.

— J'ai aussi songé à cette explication qui me paraît être la bonne. Nous en reparlerons bientôt. Vous « descendez » aujourd'hui, je crois ?

— D'ici à une heure, professeur, sourit l'astrophysicien. J'ai droit à quelques jours de congé sur la terre ferme ! A tout à l'heure, professeur.

Un nouveau déclic et la voix de Vandenberg prit le relais :

— La navette de l'équipe de relève est en route. Elle se placera en orbite dans quelques minutes. Rendez-vous de jonction prévu à six heures sept. Préparez-vous à quitter le satellite. Terminé.

— Nous nous préparons, confirma Rushlow. Terminé, je coupe.

 

**

 

Engoncés dans leurs disgracieux vidoscaphes aux membres boudinés, la tête prise sous un casque sphérique en hyperdelrin, le visage partiellement caché par le groin de l'inhalateur d'oxygène, le colonel O'Malley, l'astrophysicien Rushlow et le major Dave Sheridan sortirent du sas à décompression. Accrochés d'une main aux poignées de maintien de l'étroite plate-forme, ils contemplaient la masse formidable de la Terre qui, sous leurs pieds, déroulait son orbe immense.

Non loin des côtes californiennes, le Pacifique était encore plongé dans la nuit. La Lune, elle, achevait de disparaître derrière la courbure du globe. Au nord du continent, l'Alaska et une partie du Canada demeuraient invisibles, masqués par le croissant de ténèbres qui, partageant verticalement la Terre en deux, allait en s'amenuisant au fur et à mesure de sa rotation et du déplacement de la station spatiale.

Les trois hommes admiraient ce « lever de soleil » sur l'immensité gris-bleu de l'océan Pacifique. Sur leur droite, semblant flotter comme un ballon de baudruche, le gigantesque Space King faisait écran et le Soleil, à travers sa structure de poutrelles et de croisillons, projetait sur eux et sur la coque d'Oméga 9 un inextricable puzzle d'ombres et de lumière aux contours très nets en l'absence d'atmosphère.

Telle une nuée d'insectes, les cosmotechniciens — ou cosmotechs selon un diminutif consacré par l'usage — évoluaient autour du mastodonte de métal. Orientant à leur gré leurs réacteurs dorsaux, ils paraissaient danser un étrange ballet dans le vide.

La voix de Sheridan résonna dans les écouteurs de ses compagnons :

— Les cosmotechs jouent aux éboueurs pour rassembler tout ce qui reste du chantier. Une sacrée besogne pour caser ensuite ces matériaux dans les soutes d'Oméga 9.

— Simple transit, fit remarquer le colonel Floyd O'Malley. Demain, le satellite changera d'orbite pour se rapprocher du second chantier spatial, actuellement situé aux antipodes. Le Space Queen est déjà très avancé ; son achèvement n'exigera encore que trois ou quatre mois maximum.

— Autrement dit, souligna l'ingénieur-pilote, il sera prêt à s'élancer dans l'espace avant même notre retour de Mars. Rassurant pour le cas où quelque chose clocherait là-bas !

O'Malley fit entendre un rire sarcastique :

— Si quelque chose clochait, comme vous dites, Sheridan, il ne faudrait pas trop compter sur une intervention rapide : le Space Queen mettra tout de même vingt et un jours pour couvrir le trajet !

— Eh, eh ! apprécia le major. Une performance nettement supérieure à la nôtre puisqu'il nous faudra trente-cinq jours pour atteindre la planète rouge.

— Oui, une performance dont nos petits-enfants parleront en se tapant sur les cuisses ! Eux trouveront tout naturel que des engins — par exemple antigravitatifs — couvrent le trajet Terre-Mars en trois ou quatre heures ! Et comment pourrions-nous les blâmer, nous qui rigolons des « cages à poules » de Blériot ? Avec beaucoup d'injustice, il faut en convenir si l'on songe à la dose de travail, d'opiniâtreté, de courage et d'optimiste dont ont fait preuve ces précurseurs, en butte à l'incompréhension, aux railleries de leurs stupides contemporains — leurs savants en tête ! — bien incapables de mesurer leur génie.

— Ah ! Voilà la relève, annonça l'astrophysicien.

Sa coque réfléchissant les rayons du soleil, la navette grossissait rapidement. Placé sur une orbite très voisine de celle du satellite, l'engin transportant la relève avait actionné ses rétrofusées et, graduellement, synchronisait sa vitesse avec celle d'Oméga 9.

Parfaitement au point depuis des décennies, la manœuvre du rendez-vous orbital s'effectua sans tâtonnement et, bientôt, seule une vingtaine de mètres séparèrent les deux appareils. L'écoutille du sas de la navette s'escamota, dessinant un rectangle de lumière sur lequel se découpaient les silhouettes massives de trois hommes en vidoscaphe.

Propulsées par leurs réacteurs dorsaux, les deux équipes s'élancèrent dans le vide pour se croiser en agitant leurs mains en guise de saluts amicaux. Les cosmotechs prirent pied sur la courte plate-forme d'Oméga 9 tandis que le colonel O'Malley, l'ingénieur-pilote et l'astrophysicien abordaient en douceur au sas de la space shuttle.

De la fusée-relais qui, pilotée par le major Dave Sheridan, allait abandonner son orbite et regagner la Terre...

 

*

 

A onze heures, après s'être soumis à l'inévitable examen médico-physiologique, Dave Sheridan était déclaré en excellente condition physique — ce qu'il espérait bien ! — et recevait du médecin-chef de la Vandenberg Air Force Base, la permission de rentrer dans ses foyers. En l'occurrence, trois jours de détente avant le grand départ pour la planète Mars. La plus fantastique aventure jamais tentée par l'homme.

Il ne fallut pas tout à fait une heure à la Plymouth à turbine du major Sheridan pour couvrir les quelque deux cents kilomètres d'autoroute séparant Vandenberg de Los Angeles. Une petite heure durant laquelle Oméga 9 avait, lui, fait un tour de la Terre !

Très à l'aise dans un léger costume en krylon moiré — tenue civile infiniment plus confortable qu'un vidoscaphe ! —, Dave laissa sa Plymouth sur la rampe d'accès au garage de son immeuble de South Gâte, élégant quartier central de Los Angeles, central depuis la formidable extension de cette cité tentaculaire vers l'est et le nord-est.

Sa voiture confiée aux soins d'un mécano, il emprunta l'un des ascenseurs du building qui le déposa au 17e étage. Dans l'interminable couloir baigné d'une lumière douce, il palpa ses poches puis haussa les épaules : une fois de plus, il avait oublié ses clés dans la boîte à gants de la voiture. Porte 729, il sonna. Une petite bonne femme, quinquagénaire tout en rondeurs, à la figure poupine mais sympathique, vint lui ouvrir, un tablier blanc festonné noué autour de la taille.

— Je suis contente de vous revoir, dit-elle. Pas trop fatigué ?

— Bonjour, Pearl, sourit-il en donnant sa petite valise de pécari à sa bonne, une excellente femme tenant à la fois de la cuisinière et de la gouvernante dont il n'avait qu'à se louer depuis plus de cinq ans qu'elle était à son service.

— Et pourquoi diable serais-je fatigué, Pearl ? répondit-il, amusé.

Avec une sollicitude parfaitement sincère, Pearl l'accueillait invariablement par cette question au retour de chacune de ses missions devenues routinières.

— Dame, ces voyages en fusée, cela doit être éreintant, à la longue.

— Pas plus que de piloter une automobile. Nous n'en sommes plus aux tacots des années 2004...

— Ah ! Le progrès ! soupira-t-elle en branlant du chef. Vous dites déjà les tacots à propos des navettes régulières et parlez de l'année 2004 comme s'il s'agissait de la préhistoire. Et il y a tout juste huit ans de cela !

— Vous l'avez dit, Pearl, c'est le progrès, plaisanta-t-il. Bon. Quoi de neuf ? Du courrier ?

— Une lettre de vos parents, des revues et deux appels d'une... jeune femme.

— Clara ? Joyce?... Nancy, peut-être ? rit-il.

— Cette dame n'a pas voulu dire son nom.

— Comment était-elle ?

— Je ne sais pas, monsieur Sheridan. Elle n'a jamais branché le circuit image du visiphone. Son premier appel remonte à cinq jours ; je lui ai dit que vous rentreriez aujourd'hui seulement. Elle a rappelé ce matin, vers huit heures. Je lui ai confirmé que vous ne seriez pas là avant dix heures.

— Qui peut-elle être et que désire-t-elle ? fit-il comme pour lui-même.

Pearl arrondit les épaules avec une mine plutôt désapprobatrice. Elle avait pourtant l'habitude de ce genre d'appels, moins discrets jusqu'ici il est vrai. Séduisant et célibataire, ces deux qualités — ou avantages ! — valaient à son maître plus d'une bonne fortune. C'était donc elle qui, en son absence, renseignait fort diplomatiquement celles qu'elle baptisait — in petto et non sans ironie — les cœurs brisés !

Dave gagna le living dont la large baie vitrée inondant de soleil les meubles modernes en chêne blanchi et cérusé donnait sur le magnifique Récréation Park. Un parc aux allées bordées de sycomores et de poncianas, aux parterres fleuris plantés de magnolias, de mimosas touffus dont la fragrance embaumait l'atmosphère.

Le major Sheridan reposa sur la table la lettre qu'il venait de lire, feuilleta les deux revues et se servit une coupe de Champagne Taittinger Brut Réserve.

— Je prépare pour le déjeuner votre plat préféré, lança Pearl, familièrement, depuis la cuisine. Une paëlla comme vous l'aimez, avec beaucoup de moules et de langoustines.

— Pearl, vous êtes une perle ([3]) !

Le vibreur du visiphone égrena sa tonalité réglée sur un mode assourdi. Dave abaissa le contacteur de l'appareil posé sur le bahut. Le petit écran prit une teinte lactescente mais resta vierge d'image.

— Dave Sheridan à l'appareil.

— Je suis heureuse de pouvoir enfin vous parler, major.

La voix féminine était agréable, chaude, avec un léger accent qui semblait dénoter une origine slave, surtout dans les « r », imperceptiblement roulés avec des inflexions douces.

— Vous avez oublié de brancher le circuit image, rappela-t-il.

— Ce n'est pas un oubli mais une décision.

— Et vous ne m'avez pas dit votre nom, miss... ? enchaîna-t-il.

— Ce serait inutile.

— Dommage, plaisanta l'ingénieur-pilote. Laissez-moi alors faire un portrait de vous : guère plus de vingt ans, blonde, svelte, des yeux bleus — cela s'impose ! — et deux adorables fossettes au creux des joues. Est-ce ressemblant ?

— Il n'est pas question de moi, major Sheridan, mais de vous, répondit la voix avec une gravité qui lui parut exagérée.

— Bon, puisque l'heure est grave et qu'il s'agit de moi, cessez de me donner du major Sheridan et appelez-moi plutôt par mon prénom.

— Très bien, Dave. Ecoutez-moi attentivement : vous allez abandonner ce projet de voyage auquel vous et vos amis vous préparez depuis longtemps. Vous allez l'abandonner définitivement.

Sheridan tiqua, stupéfait : comment cette fille pouvait-elle être au courant de ce « projet de voyage » ? Et jusqu'à quel point était-elle au courant ? Il sut maîtriser sa surprise et répondit en badinant :

— OK, belle inconnue. Si ça peut vous faire plaisir, je renonce à cette garden-party organisée par des amis de San Diego. Mais à une condition : c'est que vous acceptiez mon invitation à déjeuner. Il est maintenant dix heures vingt-cinq ; d'ici à midi vous avez largement le temps de vous rendre chez moi. Qu'en pensez-vous ?

— Je pense que vous n'êtes pas sérieux, Dave. Mais sans doute me suis-je mal fait comprendre. Il m'est totalement indifférent que vous alliez ou non à San Diego. Ce que je ne veux pas, c'est que vous et vos collègues, savants et cosmotechs, partiez à bord du Space King, le mercredi 1er août 2012, à destination de la planète Mars... C'est beaucoup plus clair, n'est-ce pas, maintenant ?

CHAPITRE II

Cette fois, Dave Sheridan accusa le coup.

Seul un petit groupe d'hommes connaissaient la date exacte du départ du Space King ! Et guère plus savaient qu'il serait, lui, le chef pilote de l'astronef. Comment, dans ce cas, cette femme pouvait-elle être en possession de ces détails ?

Dave s'était ressaisi pour donner à sa voix une intonation railleuse :

— Ne vous fatiguez pas, mon lapin. Vous ne m'avez pas dit à quel jeu nous jouions et je ne sais pas à quel moment il faut rire. Pourquoi ne viendriez-vous pas me l'expliquer chez moi ? C'est une proposition, d'accord, mais elle en vaut bien d'autres. La mienne a le mérite d'être franche et sans détour.

— Je ne suis pas en mesure d'accepter votre invitation, Dave, répondit-elle avec une candeur qui le désarma.

Dave était également déçu : son intention blessante n'avait pas porté ; l'inconnue restait calme, maîtresse d'elle-même.

— Si vous vous obstinez à vouloir exécuter ce projet King, vous et vos collègues courrez au-devant de cuisants déboires. Croyez-moi, Dave, renoncez à ce voyage.

— En supposant ce voyage possible à l'heure actuelle, pour qui me prenez-vous pour me demander une chose pareille ? Pour le Président des Etats-Unis ? Soit, jouons le jeu, imaginons que ce projet existe et que j'y sois mêlé. Pensez-vous qu'en ma qualité d'électronicien et d'ingénieur-pilote je sois en mesure de le faire ajourner ? Vous divaguez, ma petite !

— Cette attitude gouailleuse vous va mal, Dave, répondit-elle. Habituellement, vous êtes moins vulgaire et c'est pourquoi vos paroles ne m'atteignent pas. C'est bien une attitude, chez vous, car vous êtes dérouté de constater que je possède autant de renseignements sur vous, sur le projet King et sur sa date de lancement. Je sais également que le King emportera cinq savants, outre les GI cosmotechs, une vingtaine d'hommes, sujets d'élite appartenant à un commando spécial. Ces techniciens militaires, ces deux dernières années, ont subi un entraînement poussé dans la région de Black Rock Desert ([4]), d'abord ; ensuite sur un plateau glaciaire des Davidson Mountains, en Alaska, au-delà du cercle polaire.

« Je sais par ailleurs que le colonel Floyd O'Malley dirigera l'expédition et que, chef pilote du King, vous aurez rang de commandant de bord. Je sais, enfin, que le voyage durera trente-cinq jours, le séjour sur Mars trois mois et que vous reviendrez sur la Terre le 10 janvier 2013. »

Cette avalanche de précisions le laissa abasourdi mais l'inconnue continua, après une courte pause :

— Placé en orbite de satellisation autour de Mars, le King détachera l'une de ses navettes de débarquement qui ira se poser dans la région équatoriale, si possible non loin de l'endroit où, l'an dernier, une fusée télécommandée largua le Prospector II, cette chenillette-laboratoire automatique qui vous a fourni de précieuses informations sur l'aréographie et l'aréophysique ([5]).

Dave, qui ne pouvait en aucun cas confirmer la véracité de ces renseignements, dut se cantonner à son système de défense :

— Passionnant, tout cela. Vous devriez écrire un bouquin pour que les braves gens en profitent aussi. En attendant, dites-moi plutôt votre nom. Et montrez-vous donc. Je ne suis pas allergique à la beauté, au contraire !

L'écran resta aveugle mais un soupir fusa du petit haut-parleur. Un soupir de lassitude et de déception à la fois.

— Tant pis, Dave. J'avais pensé que vous pourriez m'aider, m'éviter certains ennuis auxquels je vais devoir faire face.

— Mais je ne demande qu'à vous aider ! fit-il avec un soupçon d'emportement. Fixez-moi un rendez-vous au lieu de jouer à ce jeu ridicule.

— Vous pensez à tout autre chose, Dave, en me demandant ce rendez-vous.

— Vous lisez cela dans le marc de café ? railla-t-il.

— A quoi bon vous rencontrer puisque, de votre propre aveu, vous ne pouvez rien pour interdire au Space King de tenter ce voyage, fit-elle en ignorant ce sarcasme. Certes, en effectuant auprès de vous ma démarche, je m'attendais à son résultat négatif. Je pensais toutefois que vous accepteriez de m'aider, de parler à vos chefs pour essayer de les convaincre d'abandonner ce projet.

— Et vous comptiez que je vous rendrais ce petit service simplement pour vos beaux yeux... dont je ne connais même pas la couleur ! Avouez que vos arguments manquent de poids ! Que voulez-vous, à la fin ? Et pourquoi ?

— Vous passez de la désinvolture factice à l'incorrection, Dave, reprocha-t-elle doucement. Mais je vous pardonne et votre inconscience et votre incapacité de faciliter ma tâche. Adieu, Dave.

— Hé ! attendez une minute ! s’écria-t-il en se penchant machinalement sur le micro. Qu'attendez-vous, au juste ?

Il y eut un déclic et la tonalité uniforme grésilla dans le haut-parleur : l'inconnue avait coupé.

Dave Sheridan resta silencieux un instant, furieux et avec, au fond de lui-même, un obscur sentiment de malaise.

Une folle ?

Voire ! Comment pourrait-elle être au courant du projet King avec autant de précision ?

Il vida (plus rapidement que d'ordinaire) sa coupe de Taittinger et passa sur le balcon, le regard perdu au-delà du parc, vers la jonction miroitante et bleu-vert de la Los Angeles River et du Rio Hondo Channel. L'un des membres de l'expédition interplanétaire avait dû parler à son épouse ou à sa girl friend Effrayée à l'idée de voir son mari ou son petit ami participer à ce fantastique voyage, la jeune femme avait imaginé ce ridicule scénario. Dans sa petite cervelle, sans doute s'était-elle imaginé que lui, le chef pilote, pourrait faire quelque chose ! Un raisonnement effarant de stupidité !

Il retourna dans le living, forma le numéro du standard visiphonique, sans grande illusion quant aux résultats à attendre de sa demande.

— Aucune possibilité de retrouver l'origine d'une communication urbaine, monsieur, lui répondit la jeune opératrice coiffée d'un casque à écouteurs pourvu qu'une tigelle latérale, courbe, amenant un micro au niveau de ses lèvres. Je vais voir toutefois si elle n'émanait pas de Tinter. Patientez un moment, je vous prie.

Plusieurs minutes s'écoulèrent avant que la jeune fille ne reparût sur l'écran : un sourire éclairait son visage :

— L'appel venait de Washington, d'une cabine de la City Post Office, Massachusetts Avenue.

— Je vous remercie—

Il coupa le contact, tambourina songeusement de ses doigts sur le socle en matière plastique du visiphone puis haussa les épaules : l'inconnue resterait donc pour lui l'inconnue !

 

*

 

Washington — 2 h 25 PM ([6]).

Responsable du service Public Relations du Pentagone, le capitaine Harry Tucker abaissa le contacteur de l'interphone. L'un des huissiers du grand hall d'information — un sergent — annonça :

— Une visiteuse, miss Lena Bâtes, sollicite une entrevue avec le général Oswald, Capitaine.

Le petit clignotant rouge qui scintillait au-dessus de l'interphone fit froncer les sourcils au capitaine Tucker : ce signal signifiait que ladite visiteuse s'était en quelque manière rendue suspecte.

Automatiquement, l'une des branches du service de sécurité du département de la Défense s'était mise en alerte : celle chargée de couvrir le block extérieur, le seul d'ailleurs auquel le public eût accès.

— Je vais m'informer si le général peut la recevoir. Veuillez faire patienter cette personne, conseilla le capitaine Tucker.

Il enfonça l'une des touches du sélecteur et sur l'écran voisin de l'interphone apparut une portion du hall, avec ses boxes aux cloisons de verre martelé, ses fauteuils et banquettes de cuir noir. Derrière son bureau de réception, le sergent donnait l'impression de travailler, le stylo à la main et feuilletant un registre à onglets de couleur.

Dans l'un des clubs était assise une jeune femme aux longs cheveux d'ébène, aux yeux noisette, un peu mélancoliques. Tucker lui donna vingt-cinq ans, la trouva ravissante avec cet ensemble d'un vert très pâle à reflets de nacre qui moulait et soulignait ses formes. De splendides boucles d'oreilles — très certainement ornées de diamants véritables — paraient son visage et scintillaient de mille feux. Pas le genre de fantaisie qu'on peut s'offrir pour deux dollars dans un quelconque drugstore ! estima le chargé des Public Relations.

— En quoi cette adorable créature a-t-elle pu paraître suspecte aux yeux du sergent ? s'interrogea-t-il en se mettant en rapport par interphone avec le commandant Morton, chef du service de sécurité au secteur nord-est du Pentagone.

— Tucker, Information Service, annonça-t-il. Je vais recevoir la visiteuse du Box D-4, Commandant.

— Paré, Tucker. Je branche mon récepteur sur les télécaméras de votre bureau afin de suivre l'entretien. Tâchez de lui faire dire pourquoi elle veut à tout prix voir le commandant en chef. Si je juge sa requête valable, je vous appellerai pour vous signaler, par exemple, que le patron vient d'arriver, qu'il la recevra dans cinq minutes. Si je ne bouge pas, éconduisez-la... toujours avec le sourire ! Entre-temps, j'aurai fait photocopier, à toutes fins utiles, ses papiers qu'elle a confiés au planton.

Une minute plus tard, affable et souriant, Tucker introduisait la visiteuse :

— Bonjour, miss Bâtes. Asseyez-vous, je vous en prie. Vous désirez avoir un entretien avec le chef d'état-major interarmes ? Cela me paraît extrêmement difficile, je ne vous le cacherai pas. Le général Oswald est momentanément absent et, de surcroît...

— Il est fort occupé, on me l'a dit, acheva-t-elle pour lui sur un ton qui paraissait exclure l'ironie. Pourtant, il est rigoureusement indispensable que j'aie une entrevue avec le chef d'état-major, capitaine.

— Peut-être pourriez-vous m'expliquer de quoi il s'agit ? Il me serait alors possible de vous orienter vers l'aide de camp du général qui prendrait note de vos déclarations ?

Miss Bâtes joua distraitement avec le fermoir de son sac en croco, croisa et décroisa ses jambes bronzées et s'informa :

— C'est là, je suppose, le genre de filière qu'il me faudra suivre, obligatoirement ?

— Je le crains, en effet, miss Bâtes.

— Soit, accepta-t-elle avec un soupir résigné. Vous allez évidemment me prendre pour une... originale, peut-être même pour une folle, mais cela n'a en fait aucune importance. Tout d'abord, quelques petits détails en guise de prologue. Dans trois jours, un astronef baptisé Space King, actuellement en orbite d'attente autour de la Terre, doit partir à destination de la planète Mars. Le chef de cette première expédition interplanétaire sera le colonel Floyd O'Malley, détaché par le GQG de l'Air Force à la base de Vandenberg. Le pilote de ce vaisseau sera le commandant Dave Sheridan, ingénieur électronicien qui compte déjà de nombreux vols Terre-Lune. J'ajoute que le major Sheridan, en compagnie du colonel O'Malley et de l'astrophysicien Dean Rushlow, vient de passer trois jours à bord du satellite artificiel Oméga 9 d'où ont été effectuées les observations astronomiques portant sur l'explosion spatiale d'une bombe thermonucléaire transportée par fusée téléguidée. Explosion qui a eu lieu ce matin à cinq heures cinquante, heure de Vandenberg, à une distance de cent cinquante millions de kilomètres de la Terre... Mais vous lirez cela demain dans les journaux, sourit-elle, d'un air détaché.

« Voici maintenant l'objet de ma visite, capitaine. Je désire faire savoir au général Oswald que ce voyage vers Mars vaudra à ses participants de graves déboires. En toute objectivité, il serait donc préférable de renoncer à ce projet. C'est tout..., pour l'instant.

Le capitaine Tucker eut bien du mal à cacher sa stupeur. A son échelon, il ignorait bien entendu l'existence de ce projet King ; vrai ou faux, celui-ci ne le concernait pas. En revanche, l'ébouriffante requête de cette charmante personne le concernait, dans la mesure où il est un devoir pour quiconque d'aviser le plus proche hôpital psychiatrique qu'une Jeanne d'Arc, un Napoléon ou autre Jules César vous a rendu visite ! Or, par ses propos délirants — et malgré son aspect très inoffensif —, cette visiteuse accusait un déséquilibre mental certain.

Miss Lena Bâtes, ses mains fines aux doigts soigneusement manucurés croisées sur ses genoux, considérait patiemment le chargé des Public Relations.

— Votre verdict, capitaine ?

— Heu... Mon verdict ? Eh bien, je... je ne suis pas à même de...

— Non, coupa-t-elle doucement. Il ne s'agit pas de votre propre opinion sur ce que je viens de dire mais de ce que vous pensez de moi : folle ou pas folle ?

Il cilla. Cette femme avait un aplomb faramineux ! Un visage angélique, des yeux merveilleux, un corps de déesse... mais un esprit détraqué !

— Je réfléchissais à... à votre demande, miss Bâtes, biaisa-t-il. J'ignore tout, naturellement, du projet auquel vous faites allusion et je ne puis...

Le vibreur de l'interphone l'interrompit. Il abaissa le contacteur.

— Commandant Morton, annonça le chef du service de sécurité. Le général Oswald ne sera ici que dans une demi-heure, vers quatre heures quinze, donc. Veuillez en attendant conduire miss Bâtes à mon bureau.

— Tout de suite, Commandant, obéit Tucker, soulagé de pouvoir passer la main et confier cette singulière cliente aux bons soins du service de sécurité.

A leur sortie de l'ascenseur, au premier étage du Block SI, le commandant Morton, sanglé dans son uniforme, attendait Tucker et sa visiteuse qu'il salua d'une brève inclinaison du buste. Le chargé des Public Relations s'en retourna à ses occupations et Morton introduisit la jeune femme dans son bureau, l'invita à s'asseoir.

Pour la forme — n'était-il pas censé ignorer ce qu'en fait les micros et télécaméras lui avaient appris ? — il se fit répéter l'invraisemblable histoire. Invraisemblable pour Tucker, seulement. Morton, lui, venait d'en avoir confirmation auprès de l'attaché militaire à la Maison-Blanche : le Space King allait bel et bien quitter la Terre à destination de Mars ! Il fallait donc savoir à tout prix comment miss Bâtes pouvait être au courant de cette information top secret !

Lorsqu'elle eut achevé, le commandant Morton, les coudes sur son bureau, joignit ses doigts bout à bout et s'informa, inexpressif :

— Miss Bâtes, à quel titre croyez-vous devoir conseiller au général Oswald de faire ajourner — ou supprimer — le départ du Space King ? Si Space King il y a, bien sûr.

— Je ne puis répondre à cette question, commandant.

Celui-ci, ses doigts toujours bout à bout, tapota son menton avec ses index et notifia, posément :

— Je ne sais si vous vous rendez compte du caractère... insolite de votre démarche, miss Bâtes, mais vous êtes ici au QG du service de sécurité du Pentagone. Votre attitude... bizarre m'autorise à exiger de vous une réponse précise et... immédiate. Dans la négative...

Il laissa volontairement sa phrase en suspens.

— Je refuse, Commandant. Mais dites-moi toujours ce qui va m'arriver, car c'est bien cette « négative » comme vous dites que vous devez envisager, répliqua-t-elle, sans la moindre intention de défi, avec seulement une pointe de curiosité.

Soufflé, Morton faillit en bégayer.

— Je... Dans ces conditions, je suis au regret de vous faire arrêter pour tentative d'atteinte à la sécurité extérieure des Etats-Unis. Vos propos fantaisistes pourraient être, en effet, montés en épingle par certaine puissance étrangère qui saurait en tirer le meilleur parti. Dans votre intérêt, il serait beaucoup plus simple — et plus sage — de m'exposer exactement le but de votre visite.

— Mais je viens de vous le dire, commandant : votre pays doit renoncer à cette expédition vers Mars.

— Mon pays ? Si j'en juge à votre léger accent, vous êtes d'origine slave. Or, vos papiers mentionnent que vous êtes née à Marshfield, dans le Wisconsin. Seraient-ils faux ?

— Eu égard à l'importance exceptionnelle de mes conseils — auxquels vous n'accordez pas grand crédit —, cette question de détail mérite-t-elle qu'on s'y arrête ?

Là, le commandant Morton battit des paupières :

— Vous. . avouez que vos papiers sont faux ?

— C'est vous qui voyez là un aveu. Personnellement, je n'ai rien avoué de pareil. D'ailleurs, rien ne vous empêche de vérifier mon état civil, n'est-ce pas ? Mais j'abuse de vos instants, sourit-elle, en se levant sans paraître avoir remarqué l'air estomaqué de son interlocuteur. Pensez-vous que le général Oswald, informé de ma visite, prendra mes conseils en considération ?

Morton appuya sur un bouton et se leva lui aussi :

— Je vous l'indiquerai demain, miss Bâtes.

— Ah bon. Je dois revenir demain ?

— Non, ce ne sera pas nécessaire. C'est moi qui vous rendrai visite au FBI où vous allez être interrogée !

— Me voilà donc en état d'arrestation, fit-elle, pensive, avec un mouvement d'épaules qui marquait chez elle une simple contrariété ne prêtant pas à conséquence !

La gravité de sa situation ne semblait l'affecter en aucune manière et son arrestation n'était à ses yeux qu'un contretemps des plus anodins ! Morton n'en revenait pas !

Répondant à la sonnerie d'appel, deux GI herculéens portant le brassard de la MP (Military Police) entrèrent dans le bureau. Docile, miss Bâtes marcha vers eux et, sur le seuil de la pièce, se retourna :

— Je présume qu'une demande d'audience auprès du Président des Etats-Unis n'aurait pas davantage de chances d'être agréée ? Et en supposant que je puisse m'entretenir avec le Président en personne, celui-ci n'accorderait pas plus d'attention à ma requête ?

— C'est probable... Et même certain ! D'autant plus que vous vous obstinez à taire les raisons véritables de votre comportement extravagant !

— Ne revenons pas là-dessus, commandant. Ces raisons, rien ni personne ne pourra me forcer à les révéler. Même les méthodes de basse police ne...

— Qui parle de méthodes barbares ? coupa-t-il, agacé. Le FBI possède à Alexandria un nouveau laboratoire très bien équipé en matière de drogues psychochimiques. Une piqûre inoffensive et indolore et les moins bavards deviennent intarissables ! Une vraie merveille, ces drogues !

— J'ai hâte de voir ça, ironisa-t-elle en invitant du geste ses gardes à lui ouvrir la porte.

Lorsqu'elle fut sortie, encadrée par les GI, le commandant Morton, déconcerté, abaissa le contacteur de l'interphone et demanda la Civil Division dont l'un des services assurait la liaison avec le FBI. Il conclut ainsi son rapport préliminaire :

— Une seule explication à ce comportement déroutant : Lena Bâtes est un agent de l'Est — doué d'un culot monstre — qui tente une manœuvre d'intimidation visant à retarder le départ du Space King. Et la fameuse raison qu'elle n'a pas voulu dévoiler, la voici : ce délai doit permettre aux Russes de lancer avant nous un appareil similaire vers le même objectif !

— Ça se défend, convint son interlocuteur. Dans la soirée, le labo d'Alexandria nous renseignera sur le résultat du traitement psychochimique. Vous avez obtenu de bons clichés de cette fille ?

— Les photos doivent être parfaites — face et profil — puisque mes deux photographes ne sont pas repassés par mon bureau. Postés dans les deux pièces contiguës, ils ont opéré avec des Polaroïds grâce aux tableaux truqués appliqués contre les murs. A cette heure, les clichés sont en route pour le service d'identification du FBI...

 

*

 

La Pontiac à turbine roulait en vrombissant sur la Jefferson Davis Highway qui, du Pentagone, s'étirait en droite ligne vers le sud en direction du quartier d'Alexandria.

A l'arrière, très décontractée, Lena Bâtes ne paraissait pas le moins du monde gênée par la présence des deux colosses qui l'encadraient, la mine hermétique, indifférents.

— Puis-je fumer ?

L'un d'eux retira de sa poche pectorale un paquet de cigarettes.

— Non, merci. Je préfère les miennes, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, naturellement. Tenez, prenez-le vous-même dans mon sac...

Elle rit pour ajouter :

— Ceci pour le cas où vous vous imagineriez que je cache entre mon mouchoir et mon tube de rouge à lèvres une mitraillette ou un bazooka !

Toujours impassible, le GI fouilla le sac en croco, prit un paquet de Pall Mall, déchira l'enveloppe, palpa les cigarettes, en décortiqua une au hasard et, satisfait, jeta le tabac et le papier par la vitre baissée avant de donner une cigarette à la jeune femme.

— Merci, sourit-elle en acceptant du feu. Une dernière faveur : je crains les courants d'air. Pourriez-vous remonter la vitre ?

Le GI s'exécuta sans qu'un seul muscle de son visage trahît l'impatience ou l'irritation devant ces exigences de femme capricieuse.

— Vous êtes gentil, roucoula-t-elle en se calant contre le dossier moelleux et en tirant voluptueusement sur sa cigarette.

Trente secondes plus tard — malgré l'air qui pénétrait dans la voiture par la vitre baissée, à gauche du conducteur —, les deux GI dormaient du sommeil du juste ! Le chauffeur, lui, n'avait pas été incommodé par la fumée anesthésiante de la cigarette contre laquelle Lena Bâtes était immunisée.

La jeune femme se pencha en avant et, d'une voix posée, demanda au chauffeur :

— Dites-moi, sergent, à travers le dossier de votre siège, croyez-vous qu'une balle de Colt 11,43 vous ferait du mal ?

Le conducteur tressaillit violemment, leva les yeux vers le rétroviseur et vit ses collègues profondément endormis, le menton sur la poitrine, leur tête ballottant doucement de droite à gauche. Il blêmit et se racla la gorge, déglutit laborieusement :

— Que... qu'est-ce que ça veut dire ?

— Voulez-vous d'abord ralentir et rouler au pas ?

Il hésita mais un déclic, dans son dos, lui fit comprendre que le danger était bien réel : la prisonnière venait de libérer le cran de sûreté de l'arme qu'elle avait dû subtiliser à l'un de ses gardes. Il obéit, roula très lentement, sans soupçonner que ce déclic avait été produit par une inoffensive pince coupe-ongles !

— A la bonne heure. Maintenant, remontez votre vitre.

Le sergent appuya sur l'un des boutons du tableau de bord et la vitre, commandée électriquement, se referma. Lena Bâtes tira plusieurs fois, à petits coups, sur sa cigarette tout en ordonnant :

— Stoppez tout au bord de la route.

Les paupières lourdes, la vue déjà trouble, il ralentit encore, freina par pur automatisme et piqua du nez sur le volant.

Lena Bâtes posa sa cigarette à demi consumée dans le cendrier du tableau de bord où elle achèverait de dégager sa fumée anesthésiante mais parfaitement sans danger. Sortie de la voiture, elle referma vivement la portière et marcha sur le bas-côté de la route, assez fréquentée à cette heure tardive de l'après-midi.

Balançant négligemment son sac au rythme de ses pas, elle parcourut près d'un mile, sans hâte inutile et en s'assurant avec des gestes pleins de coquetterie si ses splendides boucles d'oreilles étaient harmonieusement disposées, ceci en parlant à mi-voix, comme pour elle-même :

— J'ai vraiment fait ce que j'ai pu mais il était à prévoir que, sans leur fournir des précisions sur les mobiles de ma requête, ils refuseraient tout net... Oui... Tu as de nouvelles consignes?... Quoi ? Contacter Dave Sheridan cette fois en personne ? C'est ridicule ! Il était convenu au départ que je ne lui adresserais qu'un message parlé, sans montrer mon visage... J'aimerais comprendre... Oui, je vois maintenant : créer un « précédent affectif » dont il se souviendra et qui, le moment venu, favorisera nos rapports?... Pas bête, après tout... A quel endroit ?... Bon, je me repérerai sur place. J'arrive tout de suite et... Zut ! Un raseur ! chuchota-t-elle en tournant la tête.

Une DeSoto blanche s'arrêtait à sa hauteur. Très sûr de lui, de son physique de jeune premier, le conducteur se pencha à la portière :

— Pas trop fatigant, le footing, par cette chaleur ?

— C'est excellent pour la santé, répondit-elle, nullement fâchée.

— Puis-je vous déposer quelque part ?

— Oui, à cent mètres d'ici. Une simple course.

— Seulement ? fit-il en portant un regard surpris en avant. Mais il n'y a rien, à cent mètres, sinon le grand étang de Four Mile Run, à droite, et la voie de chemin de fer, à gauche.

— Admettons que je veuille voir l'étang de plus près.

— Et ensuite ? risqua-t-il avec un sourire équivoque.

— Ensuite, je vous laisserai un souvenir... inoubliable, susurra-t-elle avec une mimique amusée que l'on aurait pu interpréter de bien des façons.

Subjugué par le regard de ces yeux de biche et par la grâce de cette promeneuse complaisante, l'automobiliste — non moins complaisant — la fit monter à ses côtés et, brusquant les étapes, voulut la prendre dans ses bras. Elle le remit sans brusquerie à sa place mais toujours avec le sourire :

— J'ai dit « ensuite ». Conduisez-moi là-bas, d'abord. Sinon, je puis très bien y aller toute seule et vous priver ainsi de ce... souvenir inoubliable.

— OK, rit-il en démarrant.

Il stoppa à une centaine de mètres. A droite, en contrebas de la route, au bord de la berge plantée d'herbe et de buissons, s'étendait l'eau bleu-vert de l'étang de Four Mile Run.

— Alors, nous descendons un moment pour voir le paysage ? proposa l'automobiliste.

— Très volontiers, Mike.

— Vous savez mon nom ? s'étonna-t-il.

— Je suppose que c'est votre nom puisque je l'ai lu sur la plaque d'identité de votre tableau de bord. Je m'appelle Lena Bâtes.

— Lena, c'est très joli, fit-il en lui prenant le bras pour descendre le long de la berge, assez raide.

Du bord de l'eau, la route n'était plus visible et tous deux se trouvaient maintenant dissimulés par les buissons environnants. L'automobiliste, qui n'avait pas lâché le bras de la jeune femme, eut de nouveau un sourire équivoque :

— Et ce petit souvenir inoubliable, Lena ?

— Tout de suite, Mike, murmura-t-elle en ôtant ses escarpins. Lâchez-moi une seconde, s'il vous plaît...

Il lâcha son bras tout en se disant que, même un peu piquée, cette Lena était vraiment d'une rare beauté !

Lorsqu'il la vit retrousser sa jupe à mi-cuisses et entrer dans l'eau, il fut persuadé qu'elle ne l'était pas qu'un peu, détraquée, mais tout à fait !

— Hé ! cria-t-il. Vous allez piquer une tête ! la déclivité n'a que quelques mètres ! Ensuite, c'est un à-pic de cinq ou six mètres ! Vous allez vous noyer !

— Aucun risque, je sais nager, lança-t-elle, sans se retourner.

Son sac à son bras, ses chaussures d'une main et, de l'autre, soulevant sa jupe pour ne pas la mouiller, Lena Bâtes fit encore deux mètres avec de l'eau jusqu'à mi-cuisses. Sa main tenant les escarpins tâtonna, devant elle, puis elle lança les chaussures en avant, sembla se hisser hors de l'eau et disparut instantanément !

Un râle de stupeur s'étrangla dans la gorge de l'automobiliste qui vit soudain l'eau du lac se rider, s'agiter, dessiner de larges vagues concentriques.

Pris de panique, l'homme battit en retraite, escalada le remblai tout comme s'il avait été poursuivi par un fantôme, batailla un moment avec la poignée de sa portière et, la gorge sèche, la respiration courte, les yeux exorbités, il démarra en trombe.

Lena Bâtes avait tenu parole : son « souvenir inoubliable », il l'avait eu, mais ce n'était pas du tout celui auquel il s'attendait !

 

*

 

A dix-neuf heures trente (heure locale de Washington) toutes les chaînes de télévision américaine interrompirent leur programme pour diffuser un communiqué émanant du quartier général de la police fédérale. Communiqué accompagné de deux photographies — face et profil — de Lena Bâtes, accusée du meurtre de son fiancé et activement recherchée par la police ! Un automobiliste était la dernière personne à l'avoir vue, vers dix-huit heures quarante-cinq, à proximité de l'étang de Four Mile Run, en bordure de la Jefferson Davis Highway.

Toute personne susceptible de fournir des renseignements à son sujet ou à même de faciliter sa capture devait immédiatement en aviser la plus proche station de police.

A Los Angeles — où en raison de la différence de fuseau horaire il n'était que quinze heures trente —, Dave Sheridan, confortablement assis dans son living, regardait la télévision. Tout en maudissant l'interruption du programme, il apprécia en connaisseur le beau visage de la criminelle recherchée par la police et se dit qu'il fallait qu'elle fût folle pour être à la fois si jolie et meurtrière...

Sur la table basse, près de lui, il y avait un seau à glace où baignait une bouteille de Champagne Taittinger Brut Réserve. Il remplit sa coupe, allait la porter à ses lèvres quand le vibreur de la porte palière rompit cet agréable moment.

En envoyant mentalement au diable l'importun, il alla ouvrir et resta les bras ballants, sidéré : sur le seuil se tenait Lena Bâtes, la criminelle dont la photo s'étalait présentement sur le téléviseur !

CHAPITRE III

— Bonjour, Dave. Vous voyez, je me suis tout de même décidée à répondre à votre invitation.

Cette voix ! Il l'eût reconnue entre mille !

— Vous!... s'exclamat-il, ahuri. C'est vous qui m'avez appelé ce matin ! Et c'est vous que... que la police recherche !

— Pour meurtre, oui, compléta-t-elle. Mais est-ce un motif suffisant pour me laisser sur le palier ?

Un peu narquoise, elle passa devant lui, entrant sans y avoir été invitée. Sans réaction devant autant de sans-gêne, Dave perdit enfin son immobilité pour la rejoindre dans le living où elle s'était campée en face du téléviseur. Sa photo s'étalait toujours sur l'écran cependant que le journaliste répétait le message de la police.

Avec une aisance qui pouvait laisser croire qu'elle se trouvait chez elle, Lena Bâtes baissa le bouton de tonalité, posa son sac en croco sur la table et s'assit dans l'un des fauteuils.

— Ces clichés, pris à mon insu dans les bureaux du service de sécurité du Pentagone, ne sont pas à mon avantage.

— Vous rendez-vous compte de votre... inconscience ? grommela Sheridan en prenant place dans l'autre fauteuil. Qu'espérez-vous, en venant chez moi ? Que je vous héberge et que je me taise ?

— Vous l'ai-je demandé ? Je viens simplement bavarder avec vous, Dave. Après tout, vous m'avez invitée, non ? rappela-t-elle.

— D'accord, mais entre le moment de mon invitation et celui de votre venue, vous avez tué votre fiancé ! Avouez que c'est suffisant pour modifier à votre endroit mes conceptions de l'hospitalité ! Vous...

Il se tut, réalisa à contretemps une invraisemblance criarde puis :

— Le commentateur s'est-il trompé ou bien ai-je mal entendu ? Vous avez été vue à Washington pour la dernière fois à dix-huit heures quarante-cinq ; soit, quatorze heures quarante-cinq d'ici, à Los Angeles. Or, à quinze heures trente, vous arrivez chez moi. Comment pouviez-vous, trois quarts d'heure plus tôt, vous trouver à Washington, c'est-à-dire à environ quatre mille cinq cents kilomètres ?

Elle éluda délibérément la question :

— L'important n'est pas là, Dave. Ce qui compte, pour moi, c'est que vous sachiez que je suis innocente. Ce prétendu meurtre n'a jamais existé que dans l'esprit des gens du Pentagone... Oui, je suis allée là-bas, conseiller au chef d'état-major interarmes d'annuler le départ du Space King. Que je sois au courant du très secret projet King n'a pas eu l'heur de plaire aux autorités et j'ai dû fausser compagnie aux policiers militaires auxquels le service de sécurité m'avait confiée.

— Vous les avez... abattus ? s'alarma l'ingénieur-pilote.

— Tout de suite les grands mots ! Pourquoi user de violence quand on peut fort bien s'en passer ?

— Admettons que les accusations portées contre vous soient fausses et dictées par le seul souci de retrouver votre trace. Même si cela est, vous vous êtes fourrée dans une situation sans issue, miss Bâtes !

— Lena.

— Lena, convint-il, interloqué par l'insouciance de cette singulière jeune femme.

— Voulez-vous m'offrir une cigarette, Dave ?

Il lui présenta son étui, lui donna du feu. Deux rides soucieuses barraient son front.

— Ne vous faites donc pas de mauvais sang pour moi, Dave. Ai-je l'air d'être aux abois ?

Sheridan tira à lui le bar roulant, remplit les coupes de Champagne et en tendit une à la jeune femme.

— Exact, vous n'avez pas l'air angoissé, mais comment ferez-vous pour échapper aux recherches dont vous faites l'objet ?

— J'en fais mon affaire... Et puisque rien ne peut s'opposer au départ du King, laissez-moi porter un toast à cette... délicate entreprise, fit-elle en levant sa coupe de Taittinger. Quelles que soient les situations auxquelles vous devrez faire face et en quelque circonstance que ce soit, n'agissez jamais à la légère. Je vous permets de rapporter ces paroles au colonel O'Malley et aux autres participants de l'expédition.

— Vous êtes bien bonne, ironisa-t-il. Mais la raison de cette mise en garde ?

— Un homme averti en vaut deux, Dave. C'est une mise en garde et cela doit vous suffire pour être très prudent.

Elle embrassa le living du regard et enchaîna, passant du coq à l'âne :

— C'est très bien chez vous, confortable et relax.

Elle posa sa coupe et s'adossa au fauteuil, la nuque appuyée sur le haut du dossier.

Une femme étrange et déconcertante ! Recherchée — à tort ou à raison — pour meurtre, pouvant être reconnue, arrêtée sitôt qu'elle mettrait le nez dehors, elle était là, décontractée, ravissante, à bavarder avec une désinvolture pour le moins surprenante.

Le major Sheridan écrasa sa cigarette dans un cendrier de céramique et sortit de son mutisme :

— J'ai beaucoup pensé à vous, Lena, et...

— Ça, c'est gentil, fit-elle avec une candeur simulée tout en jouant avec ses splendides boucles d'oreilles aux gemmes étincelantes.

— Je ne parlais pas de votre personne, Lena, mais du cas que vous représentez, la détrompa-t-il.

Elle éclata de rire, se pelotonna dans le fauteuil, tendit mollement le bras vers le téléviseur et augmenta très légèrement le volume du son, visiblement plus intéressée par la musique de danse que par la conversation de son hôte !

Dave maîtrisa son irritation, renonça pourtant à tourner le bouton et poursuivit :

— Votre accent, baptisons-le d'Europe orientale...

— Un linguiste distingué pourrait même l'identifier à l'accent de la région de Krivoï-Rog, en Ukraine, fit-elle avec une mine de conspiratrice amusée.

Il tiqua de la voir ainsi dévoiler sa nationalité véritable mais reprit :

— Votre accent russe, donc, vos façons d'agir — combien bizarres —, le fait que vous soyez parfaitement au courant du projet King — vous en savez trop pour que je nie sa réalité ! — m'inclinent à penser que vous appartenez au KGB. Je m'étonne toutefois qu'un agent russe se singularise de la sorte, et par sa conduite extravagante et par son accent, le propre d'un espion étant précisément de passer inaperçu!... A moins que ces anomalies découlent d'un excès de glasnost ! ironisa-t-il.

Elle paraissait lointaine, la tête à demi tournée vers le téléviseur.

— M'écoutez-vous ?

— Non, Dave, j'écoutais la musique, fit-elle en quittant le fauteuil. Il y a très longtemps que je n'ai plus dansé. Vous voulez bien ?

Elle lui prit les mains, le força à se lever. Sa franchise, sa simplicité le déconcertaient. Ce jour-là devait pourtant lui réserver d'autres surprises...

Ils firent deux ou trois danses, sans parler, joue contre joue et ce fut Dave qui, le premier, rompit le silence :

— Pourquoi agissez-vous ainsi, Lena, si vraiment vous n'attendez aucune aide de moi ?

— Admettons que je veuille conserver de vous un... agréable souvenir. Vous partirez bientôt, Dave, et irez plus loin qu'aucun homme n'est jamais allé. Un héros a toujours fait vibrer les cœurs féminins, rit-elle, a fortiori un cosmonaute futur conquérant de Mars !

Tous deux s'épiaient, sans aucune illusion sur le caractère factice de ce badinage qui ne trompait ni l'un ni l'autre. Sheridan s'informa, faussement doucereux :

— Me prenez-vous pour un imbécile, honey ? Que mijotez-vous derrière cette scène de la séduction ? Vous pensez que le héros, succombant aux charmes de la belle espionne, va se laisser endormir ?

— A propos de dormir, dit-elle en quittant ses bras, je vais vous montrer quelque chose qui dissipera vos craintes inutiles.

De son sac en croco, elle retira son paquet de cigarettes.

— Le tabac de ces cigarettes est imprégné d'un puissant narcotique — inodore — contre lequel je suis immunisée. Vous en ai-je offert une ? Non, n'est-ce pas, puisque, tout au contraire, c'est l'une des vôtres que j'ai fumée. Cela devrait vous rassurer, vous prouver qu'il n'est pas dans mes intentions de vous endormir — au sens propre — pour ensuite vous supprimer ! Ce qui d'ailleurs ne changerait rien au projet King, un autre ingénieur-pilote prenant dans ce cas-là votre place.

— Alors, dans quel but ?

— Je vous l'ai dit... ou fait comprendre : créer une situation de fait que nous appellerons « matière à souvenir ». Un souvenir commun dont vous comprendrez plus tard l'utilité.

Une clé fut introduite dans la serrure et la porte du hall s'ouvrit : Pearl arrivait, chargée de provisions ! Dave entraîna rapidement la jeune femme dans sa chambre, referma vivement la porte et alla au-devant de sa bonne.

— Bonsoir, monsieur Sheridan. Excusez-moi si je suis en retard. Il y avait un monde fou chez...

Elle loucha sur le sac en croco ouvert sur la table du living et prit un petit air pincé pour obliquer vers la cuisine. Sheridan l'y suivit, toussota :

— Heu... Je crois que je dînerai ce soir au restaurant, Pearl. Si vous voulez rentrer chez vous...

— Bon, bon, dit-elle en remuant cocasse-ment la tête. Je m'en vais. Dois-je venir demain, comme d'habitude ?

— C'est-à-dire... Enfin, venez vers onze heures. Je préparerai moi-même mon petit déjeuner.

— Comme vous voudrez, monsieur Sheridan. A demain... Pas avant onze heures, confirmat-elle, pour bien prouver qu'elle avait compris.

Et de s'en aller, très digne, non sans avoir une fois encore coulé un regard vers le sac ! Lorsqu'elle fut partie, Dave regagna sa chambre : Lena Bâtes paraissait beaucoup s'amuser.

— Pauvre Pearl ! J'ai entendu, Dave. Elle doit m'envoyer au diable. Mais je crains de vous décevoir. Vous vous êtes privé de ses services inutilement : je ne puis rester ici...

— Vous ne voulez pas rester ?

— Je ne peux pas rester, ce n'est pas la même chose, corrigea-t-elle. Dans deux heures, au plus, je devrai partir, honey.

Cette fois, ce mot n'avait plus du tout une consonance narquoise. Et les yeux de la jeune femme exprimaient une mélancolie qui paraissait sincère. Elle se décida à ébaucher un sourire et, avec des gestes hâtifs, elle se débarrassa de sa robe...

 

*

 

Dans l'air tiède du soir, le parfum des magnolias et des mimosas du parc montait jusqu'au balcon-terrasse de l'ingénieur-pilote. Assise auprès de Dave sur un sofa moelleux, Lena fredonnait, la tête sur l'épaule de son compagnon. Elle s'interrompit, leva les yeux vers le ciel nocturne criblé d'étoiles :

— Ce point qui scintille avec des éclats rougeâtres, c'est Mars, n'est-ce pas ?

— Oui, Mars, la Planète Rouge ou le Rubis Céleste cher au poète.

— Quel effet cela te fait-il, Dave, de savoir que, dans trois jours, tu piloteras un engin jusqu'à ce monde lointain ?

— Une sorte de griserie, d'impatience. Je ne voudrais pas te paraître pédant en usant de ce cliché, mais j'éprouve un peu ce que Christophe Colomb a dû éprouver lorsqu'il s'est embarqué — lui aussi ! — pour un monde lointain, plein de mystère et de menace... peut-être.

Il garda le silence une minute, porta à ses lèvres les doigts de la jeune femme :

— Pourquoi es-tu venue, Lena ? Je ne sais rien de toi...

Elle l'embrassa.

— Ce n'est pas une réponse, sourit-il.

— Il n'y aura pas de réponse, chéri. Et tu vas me promettre de ne rien dire de notre... rencontre avant ton départ, Dave.

— Après mon départ, cela te sera indifférent que j'avoue notre... aventure au colonel O'Malley ? Je ne comprends pas.

— C'est pourtant simple, fit-elle en se rhabillant : si tu l'avouais avant le départ de l'expédition, tu serais certainement retenu pour complément d'enquête, peut-être soupçonné de complicité dans l'affaire Lena Bâtes. Le crime dont on m'accuse est imaginaire, mais les recherches dont je fais l'objet sont bien réelles ! Révéler que tu m'as reçue chez toi, le jour même de ce soi-disant assassinat, te vaudrait pas mal d'ennuis. Or, je tiens absolument à ce que ce soit toi qui pilotes le Space King.

— Soit, je ne dirai rien, mais quel intérêt as-tu à me voir piloter le King ? Et « voir » est ici une façon de parler, car tu ne verras rien du tout pour l'excellente raison qu'en franchissant la porte de cet immeuble, tu peux être reconnue et arrêtée !

Avec un geste dont la soudaineté — inexplicable — démentait le naturel, elle porta les doigts à ses oreilles, sembla rajuster ses magnifiques boucles d'oreilles ornées de diamants et se leva :

— Je ne passerai pas par la porte, Dave.

Il se dressa lui aussi, surpris par cette réaction inattendue qui ne rimait à rien. Elle l’étreignit, l'embrassa longuement puis, doucement, le repoussa vers l'intérieur du living :

— Je t'en prie, laisse-moi seule, ici...

Une pensée affreuse le fustigea et il emprisonna ses épaules, la retint fermement. Lena Bâtes se mit à rire, de son rire clair, plein de jeunesse et de vie :

— Oh non, Dave ! Tu n'y es pas du tout : je n'ai aucune envie de me jeter du haut de ce balcon ! Sois gentil, retourne dans le living... et n'en bouge plus de cinq minutes.

Il obéit à contrecœur, envahi par une sourde angoisse.

Lena se hissa sur le parapet en ciment du balcon. Du pied droit, elle sembla tâtonner dans le vide, fit un pas en avant... et disparut, volatilisée !

Durant quelques secondes, Sheridan eut l'impression que son cœur s'était arrêté de battre. Il bondit en avant, se pencha pardessus le balcon. Quarante mètres plus bas, nul attroupement, nul cadavre disloqué sur la chaussée. Véhicules et passants attardés circulaient le plus normalement du monde.

Lena Bâtes s'était purement et simplement évanouie dans l'air !

L'esprit en déroute, Sheridan retourna dans le living et tomba en arrêt : sur la table, le sac de l'étrange visiteuse ! Lena l'avait oublié.

L'ingénieur-pilote l'ouvrit, en fit l'inventaire : cigarettes au tabac narcotique, mouchoir de dentelle, rouge à lèvres, carte d'identité, briquet à gaz, pince coupe-ongles, deux jetons de téléphone et six billets de dix dollars. Il replaça ces objets dans le sac, tourna en rond dans le living, nerveux. Pourquoi cet oubli ? Question bien secondaire au regard de l'effarant mystère de la disparition de Lena Bâtes...

 

*

 

Vers minuit, alors que l'ingénieur-pilote était sur le point de se coucher, le timbre de la porte palière sonna. Dave renoua prestement la ceinture de sa robe de chambre et courut vers la porte, l'espoir au cœur : Lena — peu importait comment — revenait chez lui.

Il ouvrit et son sourire fondit instantanément devant cet inconnu porteur d'une serviette de cuir noir. Un homme de haute stature, au complet bleu lavande, d'une stricte élégance avec sa chemise immaculée sur laquelle tranchait une cravate bleu nuit.

— Bonsoir, monsieur Sheridan. Je vous prie tout d'abord d'excuser ma visite à une heure aussi incongrue.

Dave marqua une vive surprise en entendant sa voix ; ces inflexions, cette façon de rouler les « r » très légèrement et du fond de la gorge, rappelaient singulièrement l'accent de Lena Bâtes.

— Entrez, je vous prie...

L'inconnu le suivit dans le living mais refusa le siège qu'il lui offrait :

— Je ne m'arrête qu'un instant, monsieur Sheridan. Je viens simplement chercher le sac que Lena a oublié chez vous, il y a deux heures environ...

Il accentua son sourire pour notifier :

— Je suis un de ses amis et vous ne craignez rien. Vous m'obligeriez en me remettant son sac, toutefois, vous êtes en droit de refuser. Dans cette éventualité, je vous demanderai d'en prendre soin, afin que vous puissiez le retrouver à votre retour.

— A mon... retour ?

— Oui, quand vous reviendrez de la planète Mars..., si tout se passe bien pour vous et vos compagnons. Mais je ne suis pas venu pour bavarder du projet King. Tout a été dit, là-dessus ; n'y revenons pas.

Abasourdi, Sheridan désigna le sac à son visiteur :

— Je n'ai aucune raison de le conserver Vous allez le rendre à Lena ?

— Et que pourrais-je en faire, sinon le lui rendre ?

Son sourire poli se teinta peu à peu de sympathie.

— Rassurez-vous, Dave. Lena est en excellente forme en dépit de ce à quoi vous avez pu penser après son départ fort peu orthodoxe ! fit-il en plaçant le sac de la jeune femme dans sa serviette.

Manifestement désireux de ne pas prolonger cet entretien, l'homme lui tendit la main, énigmatique :

— Heureux de vous avoir connu, Dave... Mais pardonnez-moi, je ne me suis même pas présenté : Smith.

L'ingénieur-pilote, convaincu de l'inutilité de l'interroger plus avant, joua le jeu, pince-sans-rire :

— Smith ou Brown, quelle importance, n'est-ce pas ?

— Aucune, entre nous, en effet, rit-il.

Dave le raccompagna jusqu'à la porte et s'enquit :

— Que vouliez-vous dire, Smith, par entre nous ?

— Entre nous trois : vous, Lena et moi. Une façon comme une autre de sceller notre amitié. Adieu, Dave.

— Au revoir... Smith.

— Peut-être, fit-il en lui adressant de la main un salut familier.

 

*

 

Le major Dave Sheridan avait l'impression d'avoir reçu une volée de coups. Ses oreilles bourdonnaient, une douleur lancinante martelait ses tempes.

Malgré la protection de sa combinaison anti-g et en dépit de la remarquable souplesse de son siège à l'épais revêtement de mousse plastique, les effets de l'accélération avaient été particulièrement pénibles lorsque le Space King s'était arraché à son orbite de satellisation.

Au terme de sa ronde autour de la Terre, pareil à une fronde géante dont chaque révolution — depuis la manœuvre de départ — voyait accélérer sa course, le King avait enfin pris la tangente, obéissant à son programmateur électronique pour décrire une trajectoire qui devait l'amener au voisinage de la planète Mars. Trajectoire en ellipse qu'il parcourait en trente-cinq jours exactement.

De part et d'autre du major Sheridan, le capitaine Steve Rollins, copilote, et le lieutenant Lionel Carlson, radariste et ingénieur-radio, commandaient le redressement graduel de leurs sièges. Etourdis, battant des paupières, ils ouvrirent et refermèrent successivement leurs mains gantées, firent jouer leurs membres endoloris, boudinés par leur combinaison de vol. Ils se sourirent enfin à travers leurs grimaces et Sheridan se racla la gorge.

— Eh bien, les enfants, cette fois ça y est : c'est parti !

— Je pourrai difficilement prétendre le contraire, fit le lieutenant Carlson. Sauf votre respect, major, j'ai les fesses en compote !

— Vous n'êtes pas le seul, mon vieux ! avoua le chef pilote en consultant les innombrables cadrans du tableau de bord.

Celui-ci, en forme de croissant au pupitre incliné, divisé en trois sections, occupait le centre de la vaste cabine coiffée d'un dôme transparent. Chacune des divisions du pupitre possédait un écran télévisionneur mais la section réservée au lieutenant Carlson était en outre pourvue d'une sorte de niche au fond de laquelle scintillait la lueur glauque d'un radarscope. Au-devant du poste de pilotage, proche de la paroi du dôme, un autre pupitre équipé d'un siège rotatif dévolu, lui, à l'astrophysicien Dean Rush-low. Un pupitre beaucoup moins complexe dont les organes présidaient uniquement à l'orientation et à la mise au point du télescope. L'instrument en service, ses images seraient recueillies par une télécaméra et viendraient s'inscrire sur un écran circulaire après avoir traversé un dispositif correcteur rétablissant le sens véritable de l'objet observé ([7]).

Dans la partie arrière du poste de commande, une courte déclivité protégée par deux rampes chromées descendait vers une écoutille par où l'on pouvait accéder à la coursive périphérique du second pont. Un réseau d'escaliers, d'échelles ou de plans inclinés — outre deux ascenseurs — reliait entre eux les divers ponts, au nombre de quatre, dont la juxtaposition formait le corps cylindrique de la carène. Vers le haut, seul le poste de pilotage au dôme transparent émergeait d'entre les énormes réservoirs verticaux. Sous le pont inférieur, les soutes, la salle des machines — entièrement automatiques — enfin, puissamment isolé par des écrans de plomb, de cadmium, de bore et de graphite, le réacteur nucléaire et son formidable bouquet de tuyères.

Le major Sheridan abaissa la poignée du pilotage automatique :

— Tout est OK. Nous sommes maintenant entre les mains, si l'on peut dire, du programmateur trajectographique. Simple routine jusqu'à la zone d'attraction martienne.

— On se relaiera aux commandes pour la forme.

— C'est presque ça, Carlson, sourit le major Sheridan, les yeux sur son écran où la Terre, nimbée d'un halo diffus, du volume apparent d'un pamplemousse, rapetissait, semblait tomber avec un étrange ralenti dans le gouffre noir de l'espace.

Sur le ton déclamatoire et moqueur, le lieutenant Carlson récita :

— « Dans son écrin de velours aux poussières de diamant, la Terre offrira demain aux conquérants de l'espace la splendeur de sa sphère aigue-marine incrustée de jade, de topaze et d'agate... » Ce n'est peut-être pas tout à fait conforme au rêve un tantinet délirant du poète, mais c'est assez émouvant tout de même !

— Abandonnez votre luth d'emprunt, Carlson, et à défaut de revenir sur Terre, appelez plutôt la base, conseilla le major Sheridan.

Ayant obtenu la liaison télévisée, via le centre des transmissions de la NASA à Houston, Carlson envoya l'image sur la dérivation 1. Sheridan enfonça un bouton du sélecteur et sur son écran, la Terre fit place à l'ingénieur en chef de la Vandenberg Air Force Base.

— Ici Lena, annonça-t-il en souriant. A vous, King.

— Nous venons de sortir du cirage, indiqua Sheridan. Tout est en ordre. Over.

— Le contrôle-télécommande le confirme et je vous reçois très bien, King. Son et image parfaits. Nous venons de recevoir du Président des Etats-Unis un message de félicitations qui vous est destiné. Nous le passerons sur le réseau spatial dès que vous nous donnerez le feu vert. A vous, King.

— Noté, Lena. Je transmets au colonel O'Malley. Il nous sera possible, je pense, de nous réunir dans le réfectoire d'ici une demi-heure pour écouter ce message. Terminé, Lena, je coupe.

Le contact interrompu, le copilote s'adressa à son chef, sur ce mode familier consacré par leur sympathie mutuelle :

— Pourquoi Lena, Sheridan ? A l'origine, l'indicatif de Vandenberg devait être Cindy ([8]).

— C'est sur ma demande qu'on l'a remplacé par Lena, Rollins. En souvenir d'une... personne de mes relations.

— Ah ! si j'avais pu emmener les miennes, de relations féminines ! soupira l'ingénieur-radio. Nous n'avons que deux femmes à bord ; quelques-unes de plus n'auraient pas été de trop !

— Voilà le genre de propos que vous auriez intérêt à éviter, Carlson, fit Sheridan, amicalement. Le colonel est très à cheval sur ce principe. Lilian Gaynor et Mary Waller, botaniste et chimiste de notre expédition, n'ont pas été choisies pour leur beauté, assez remarquable, je le reconnais, ni pour agrémenter notre isolement de leurs charmantes personnes. Elles ont été sélectionnées pour leurs compétences scientifiques et ont subi, tout comme nous, le même entraînement, les mêmes épreuves. Toute familiarité ou remarque un peu leste les concernant serait vraiment de mauvais goût.

Steve Rollins abonda dans ce sens :

— Lilian et Mary, seules femmes à bord parmi une trentaine d'hommes, ont une position assez embarrassante, au départ. Il nous appartient de les traiter « en copains », de renforcer la camaraderie qui existe déjà entre elles et nous.

— J'ai reçu un minimum d'éducation, Capitaine, répliqua le lieutenant Carlson, proche de se formaliser. L'idée ne m'est jamais venue de faire de lourdes plaisanteries de corps de garde !

Derrière eux, l'écoutille s'ouvrit et le colonel Floyd O'Malley gravit le court plan incliné, émergea dans le poste de pilotage. Sa forte corpulence, encore accentuée par sa combinaison anti-g, lui donnait des allures de bibendum ! Le groin de l'inhalateur pendant sous son menton, le chef de l'expédition souriait :

— Nous voilà en route et ce n'est pas trop tôt ! Après ces trois années d'entraînement, de séjours à bord d'Oméga 9 et de vols lunaires, le Projet King est enfin entré dans sa phase active. Tout va bien, Dave ? Pas trop dur, l'arrachage de l'orbite ?

— Dans un fauteuil, colonel, plaisanta le major Sheridan. Un fauteuil qu'on aurait négligé de rembourrer ! Mais c'est déjà oublié. Nous avons reçu tout à l'heure une communication de la base. L'enregistrement d'un message du Président nous sera transmis dès que vous en donnerez l'ordre.

— Très bien, Dave. Nous allons nous réunir au réfectoire, nous y serons plus à l'aise, tous ensemble, que dans la salle de relaxation. Nous volons en PA, maintenant ?

— Oui, colonel. Le pilote automatique est branché. Carlson, donnez la consigne : réunion générale immédiate au réfectoire. Vous resterez aux commandes avec le capitaine Rollins et pourrez suivre le message sur votre écran.

Il quitta son siège et suivit le colonel. La déclivité les amena dans la coursive étroite qu'ils longèrent jusqu'à l'amorce d'un escalier de métal. Celui-ci, épousant la courbure de la carène, aboutissait à son premier palier à l'écoutille du réfectoire auquel l'on pouvait également accéder par un autre couloir, dans la partie médiane de l'astronef. La pièce, assez basse de plafond, mesurait dix mètres sur quinze. Deux de ses murs comportaient, en guise de hublot, un écran de télévision qui restituait l'image de l'espace, du vide non pas tout à fait noir mais teinté d'une lueur extrêmement diffuse — la lumière zodiacale —, ponctué par l'éclat fixe des étoiles.

Le mobilier se composait de cinq longues tables avec banquettes fixées au parquet ; dans un angle, l'ouverture de la gaine où coulissait le monte-plats, la cuisine, au pont inférieur, voisinant avec les chambres de cultures hydroponiques. Un compartiment spécial abritait les bacs à viande, « cultivée » selon les procédés de prolifération cellulaire expérimentés dans les années 20 par l'éminent physiologiste français Alexis Carrel.

Déversés par les haut-parleurs, les appels radio du lieutenant Carlson avaient marqué les premiers signes d'activité à travers les divers ponts du Space King. Après les pénibles épreuves de l'accélération du départ, les vingt-quatre GI cosmotechs — tous vétérans des bases lunaires — et les cinq savants de l'expédition n'étaient pas fâchés de quitter leurs couchettes.

Les cosmotechs — dont le moins spécialisé avait tout de même la qualification de sous-ingénieur et le grade de staff sergeant ([9]) — saluèrent le colonel O'Malley et s'installèrent sur les banquettes. La botaniste Lilian Gaynor et la chimiste Mary Waller précédèrent de peu leurs confrères du corps scientifique. La combinaison de vol n'ôtait rien au charme, à la beauté également remarquable de la brune Lilian Gaynor et de son amie Mary Waller, dont les boucles auburn avaient été quelque peu malmenées par les courroies de fixation de l'inhalateur.

L'astrophysicien Dean Rushlow entra à son tour dans le réfectoire, en compagnie du microbiologiste Spencer Goodwin et du géophysicien Gene Dempster.

En l'absence du copilote et du radio, retenus à leur poste, le colonel O'Malley prit la parole sur un ton amical, improvisa une courte allocution qui ne fut pas sans remuer son auditoire en cette première heure de vol à bord du vaisseau cosmique.

Après son bref discours, le colonel fit donner le feu vert à la base de Vandenberg chargée de retransmettre le message filmé du Président des Etats-Unis destiné aux passagers du Space King. Bientôt, le visage souriant du Président apparut sur l'un des écrans du réfectoire et sa voix, familière, vibra dans le haut-parleur :

— Colonel O'Malley, major Sheridan et vous tous, mes amis, je vous salue, en mon nom et en celui de vos compatriotes planétaires. Désormais, ce terme mérite bien, en effet, une telle extension. Demain, les hommes de la Terre apprendront avec une émotion grisante qu'une poignée de leurs frères s'élance dans l'espace à destination de la planète Mars. De ce monde qui hanta nos rêves d'enfants et demeure aujourd'hui encore entouré de mystère.

« L'aventure exaltante que vous allez vivre fera de vous des héros dont les noms resteront à jamais dans l'histoire du monde, au même titre que ceux de Colomb, Magellan, Gagarine, Gleen, Titov et bien d'autres. Il n'y a pas trente ans, Armstrong, le premier, foula le sol poudreux de la Lune et, déjà, vous voilà, vous, en route pour Mars. Demain... disons après-demain, rectifia-t-il en souriant, d'autres hommes, sur d'autres vaisseaux, quitteront la Terre, non plus pour rallier l'une de nos planètes mais pour atteindre les étoiles et leurs cortèges planétaires. Et c'est vous, mes amis, vous, les héros du King qui leur aurez montré la voie.

« Je vous en félicite et vous en remercie. Votre exploit sans précédent me comble et comblera notre pays d'une fierté bien légitime ! Mais avant de vous quitter, je m'adresse à vous, colonel O'Malley. Dans le coffre de votre cabine, une enveloppe scellée a été placée. Décachetez-la. Vous y trouverez, signé de ma main, le texte original de ce message ainsi que les nominations dont vous et vos hommes avez fait l'objet, un peu à votre insu je dois dire, la veille de votre départ.

« Bon courage et que Dieu vous garde ! »

 

*

 

Un moment plus tard, le colonel O'Malley retourna dans le réfectoire, un coffret plat sous le bras et, à la main, une grande enveloppe scellée au dos par cinq cachets de cire frappés aux armes de la Maison-Blanche. Avec des gestes que l'émotion rendait sans doute un peu brusques, il fit sauter les cachets, retira une liasse de feuillets plastifiés dont il fit l'inventaire et en détacha un qu'il lut aussitôt à ses compagnons après s'être éclairci la voix : — Washington, le 31 juillet 2012. Ministère des Armées. Chancellerie du Haut Etat-Major...

Machinalement, il parcourut des yeux — avec une impatience excusable — les formules classiques et d'un intérêt somme toute secondaire, pour reprendre à haute voix :

— Le colonel Floyd O'Malley, commandant en chef de l'expédition spatiale à bord du vaisseau Space King, est... promu au grade de Major General ([10]) en instance d'affectation au commandement de la Première Division Spatiale de l'United States Space Force en voie de formation.

Civils, les cinq membres du corps scientifiques ne s'embarrassèrent point de formalisme et donnèrent d'autorité le signal des hourras. La troupe s'enhardit et fit chorus, au mépris de la discipline et à la grande confusion du nouveau promu général O'Malley. Celui-ci rougit comme une pivoine et leva la main pour apaiser ce tumulte sympathique :

— Ce n'est pas fini, mes amis ! Le major Dave Sheridan, chef pilote de l'expédition, est promu au grade de lieutenant-colonel...

Pour dominer la reprise des ovations, il dut de nouveau lever la main et abrégea, en riant :

— Et il en va de même pour tous les participants militaires du Projet King !

Sous-officiers et officiers cosmotechs passent au grade immédiatement supérieur. Galons et insignes ont été placés là, dans ce petit coffret.

« Quant à vous, les civils du corps scientifique, fit-il avec un dédain simulé, à défaut de vous octroyer un grade, vous avez droit à une petite compensation : nommés membres de l'Académie des sciences des Etats-Unis, vos traitements et primes ont été, corollairement, portés à un chiffre respectable ! »

L'astrophysicien Dean Rushlow prit alors la parole :

— Dans ces conditions, Colonel, oh pardon, Général, si vous m'y autorisez, j'offre l'apéritif. Des galons et des gratifications, ça s'arrose !

— Je vous y autorise, Rushlow, accepta volontiers le général O'Malley. Et cette tournée vous coûtera d'autant moins cher que vous serez bien forcé de puiser dans la cave du bord !

En débutant sur cette note de bonne humeur, le premier vol cosmique à destination de Mars s'annonçait sous les meilleurs auspices.

Mais ces auspices seraient-ils invariablement favorables tout au long de cette randonnée spatiale ?...

CHAPITRE IV

A bord du Space King, depuis sa mise en trajectoire, vingt jours plus tôt, civils et militaires avaient abandonné (sans regret !) leurs scaphandres pressurisés pour endosser le même type de combinaison légère, vert sombre, tenue moulante barrée en diagonale par une longue fermeture Eclair.

Dans le poste de pilotage, face à Sheridan, à son second et à l'officier-radio, l'astrophysicien Dean Rushlow — séparé d'eux par le croissant du grand tableau de commande — scrutait l'écran de son petit pupitre annexe. Captée par le télescope et visible sur l'écran grâce à la télécaméra, l'image de la planète Mars, avec une netteté jusqu'ici inégalée, offrait son disque marbré de taches ocre, bleu-vert ou rougeâtres. Assez réduite en cette période de l'année martienne, la calotte polaire boréale tranchait par sa blancheur sur les autres teintes au travers desquelles apparaissait, comme en surimpression, la résille complexe des mystérieux canaux, sujet de tant de controverses.

Dean Rushlow ne se lassait pas d'observer, d'admirer cette Planète Rouge et ses deux minuscules satellites : Phobos et Deimos. Ce monde qui, depuis des siècles, posait des énigmes à la Terre et autour duquel, dans quinze jours exactement, le King se placerait en orbite.

Pendant une bonne dizaine de minutes, le crépitement rapide du téléprint troubla le silence du poste de pilotage tandis que, de la fente de l'appareil, sortait par saccades le long feuillet imprimé en caractères violets. Le crépitement s'arrêta ; le capitaine Lionel Carlson enroula le ruban de papier mince et plastifié qu'il fit passer à l'astrophysicien pardessus le pupitre :

— Pour vous, Dean. La base vous envoie le rapport concernant l'explosion H spatiale que vous avez observée, à bord d'Oméga 9.

— Merci, Lionel, fit-il en s'emparant du rouleau qu'il déroula peu à peu, s'attardant à certains passages ou parcourant brièvement des yeux les données secondaires.

Sa lecture achevée, il roula soigneusement la longue feuille plastifiée :

— J'étudierai ce compte rendu plus en détail tout à l'heure, dans ma cabine. L'expérience a donné d'excellents résultats, toutefois, il ressort des analyses spectrographiques que divers éléments étrangers ont été décelés dans le rayonnement périphérique mais seulement en deux points déterminés de l'explosion spatiale thermonucléaire.

Le colonel Dave Sheridan hocha la tête, perplexe, et considéra l'astrophysicien, pardessus le pupitre de commande :

— Des éléments étrangers ?

— Oui, Dave, étrangers à la composition de la bombe et ne pouvant davantage provenir de la fusée porteuse, volatilisée par la réaction en chaîne. Ces éléments ont été découverts dans les deux éclairs bizarres qui nous ont intrigués, lors de nos observations depuis le satellite Oméga 9.

— Je me souviens ; vous aviez alors parlé de météorites de taille respectable qui auraient pu malencontreusement se trouver dans la zone de l'explosion.

— Bien qu'elle ne contredise pas mon hypothèse, l'analyse spectrographique a décelé, pour ces corps volatilisés, une composition jusqu'alors inconnue, notamment des métalloïdes que l'on ne rencontre habituellement pas dans les météorites.

— Il faut convenir, objecta le colonel Sheridan, que nous ne savons pas tout de ces corps célestes qui errent dans tous les azimuts. Et Dieu sait le nombre incalculable d'astricules qui se baladent entre les orbites de Mars et de Jupiter, là où, justement, notre pétard a explosé.

« Nous possédons évidemment un grand nombre d'échantillons de " pierres tombées du ciel ", néanmoins, cette récolte est insignifiante au regard des infinies variétés de cailloux qui n'ont jamais atteint la Terre et qui, eux, peuvent être fort différents, dans leur composition, de ceux que nous connaissons. Imaginez qu'une formidable explosion pulvérise la Terre et que seuls des fragments des montagnes Rocheuses ou de l'Himalaya atteignent, dans dix mille ou cent mille ans, un lointain système solaire. Si les hypothétiques savants de ce système analysaient ces météorites — vestiges de notre globe —, ils n'auraient qu'une idée très imparfaite de sa composition. »

— C'est l'évidence même, admit sans peine l'astrophysicien. Je...

Une exclamation lancée par le capitaine Carlson lui coupa la parole :

— Bon Dieu ! Venez voir ça ! Est-ce que j'ai la berlue ?

Tandis que Rushlow se hâtait de faire le tour du pupitre de commande, Sheridan et Steve Rollins, son copilote, se penchaient sur la niche du radarscope, pardessus l'épaule de l'opérateur. Sur l'écran sombre du radar, une tache luminescente apparaissait au passage du balai rotatif, persistait un instant, se diluait graduellement pour scintiller de nouveau de sa lueur verdâtre au balayage suivant.

— Pas... pas... pas de doute, bégaya Carlson, c'est un blip !

Il tourna la tête vers son chef, soucieux :

— Dites..., colonel, vous y croyez, vous, aux... aux Martiens ?

— Ne nous énervons pas î répondit celui-ci, troublé malgré lui. Prévenez le général, vite !

Une minute plus tard, le général Floyd O'Malley faisait irruption dans le poste de pilotage, l'air bourru.

— Qu'est-ce que c'est, cette histoire idiote ? Un engin inconnu dans l'espace ?

— Heu... Ce n'est pas une histoire, Général, le détrompa l'officier-radio. Voulez-vous vérifier, s'il vous plaît ?

O'Malley se pencha sur la niche du radar et tressaillit lorsque le balai rotatif fit apparaître l'écho lumineux dans un scintillement vert émeraude. Le commandant en chef de l'expédition étouffa un juron, puis se calma, haussa les épaules :

— Ne laissons pas travailler notre imagination. Ce ne peut être qu'une météorite, un petit astéroïde comme il y en a des milliers, non répertoriés.

Du doigt, Sheridan dessina une ellipse autour de la tache oblongue apparue sur l'écran :

— Cette forme allongée est assez... curieuse pour un astéroïde.

— Allons donc ! Vous n'allez pas verser dans ces histoires de... Martiens astronautes, non ?

Le radio, le copilote, l'astrophysicien et Dave Sheridan échangèrent un regard de biais. Ils n'osaient pas se prononcer mais se demandaient s'il était raisonnable d'exclure cette possibilité, aussi extravagante fût-elle a priori.

Devant leurs mimiques, O'Malley remua la tête, résolument sceptique et questionna l'opérateur :

— Capitaine Carlson, dites-moi plutôt à quelle distance croise ce soi-disant vaisseau martien.

— Quinze mille six cents kilomètres, Général. L'objet semble se diriger, tout comme nous, vers Mars. Sa vitesse étant sensiblement inférieure à la nôtre, la distance qui nous sépare croît donc de minute en minute.

Songeur, Floyd O'Malley se mordilla les lèvres et perdit un peu de son scepticisme.

— Bon, martien ou pas, cet engin — si c'en est bien un — doit lui aussi nous avoir repérés. Peut-être cherche-t-il à entrer en rapport avec nous, si son mode de communication repose sur les principes de la radio. Essayez de lancer un appel sur la fréquence de mille quatre cent vingt mégacycles ([11]).

Le capitaine Carlson commuta sur la réception, régla la fréquence sur vingt et un centimètres et, aussitôt, une voix éclata dans le haut-parleur ! Les cinq hommes restèrent pétrifiés : cette voix, nasillarde mais distincte pourtant, s'exprimait en russe !

Ecarlate, congestionné, le général O'Malley mit du temps à reprendre son souffle, puis il explosa :

— Ah ! Vous me la copierez, votre histoire de Martiens ! Ce sont les Ruskoffs!... Alors, Sheridan, qu'est-ce que vous attendez pour établir le contact ? Vous parlez russe, non ?

— Heu... Oui, général, tout de suite, sur-sauta-t-il en s'emparant du micro à rotule.

Il commuta sur le plot d'émission et annonça, en russe :

— Ici le colonel Dave Sheridan, chef pilote à bord du Space King des Forces Spatiales des Etats-Unis d'Amérique. A vous, vaisseau soviétique.

Un court silence succéda au déclic du commutateur puis des éclats de rire cascadèrent en chœur dans le haut-parleur. Lorsqu'ils se furent calmés, la voix reprit, cette fois dans un anglais fortement teinté d'accent russe :

— Ici le colonel Grégor Rastotchil, chef d'expédition à bord du cosmonef Tsiolkowski. Au nom de mes camarades, je vous salue, amis. Excusez-nous d'avoir ri si franchement, tout à l'heure, en recevant votre message. Cet écho, sur notre radar, n'était donc pas celui d'un astronef martien, comme nous commencions à nous le demander !

— Je cède le micro au général Floyd O'Malley, notre chef d'expédition, colonel Rastotchil, annonça Sheridan cependant qu'à sa droite l'opérateur quittait son siège pour le laisser à son chef.

Ce dernier se nomma, répondit au salut amical des Russes et poursuivit avec bonne humeur :

— Confidence pour confidence, colonel, nous nous demandions aussi si votre cosmonef n'était pas une... soucoupe martienne ! L'imagination travaille assez vite, dans l'espace !

— Comme quoi la réalité ne dépasse pas toujours la fiction, Général, plaisanta l'officier russe.

Après une hésitation, O'Malley indiqua :

— Sauf modification de dernière minute, nous avons l'intention de nous poser au voisinage de Deltoton Sinus, dans la région équatoriale martienne, Colonel. Je prends la liberté de vous le signaler.

— Je vous en remercie, Général. Cette région paraît tout indiquée pour un atterrissage, surtout vers le nord-ouest où il y a peu de relief. Il faudra nous rendre visite, Général, car vous serez les premiers arrivés si nous en jugeons par votre vitesse.

Les Américains s'entre-regardèrent avec une intense jubilation.

— Ce sera pour nous une joie, colonel Rastotchil, répondit O'Malley. Nous nous placerons en orbite le 5 septembre et prendrons contact avec le sol martien, à bord d'une navette, dans la journée même.

— Nous n'atterrirons, nous, qu'à l'aube du 7 septembre, c'est-à-dire à la mi-journée sur cet hémisphère de la planète Mars. Nous établirons à ce moment-là une liaison radio avec votre vaisseau, général O'Malley. Ce qui, bien entendu, ne nous interdit pas de communiquer entre-temps dans l'espace. C'est toujours très volontiers que nous bavarderons avec vous, Général.

— Vos messages seront toujours les bienvenus, Colonel. A bientôt. Terminé.

— A bientôt, Général, et que le meilleur gagne. Terminé. Je coupe.

La liaison interrompue, Dave Sheridan fit remarquer :

— Nous pouvons tenir pour certain qu'en ce moment même, le camarade Rastotchil lance un message à Baïkonour pour signaler notre rencontre dans l'espace... et notre arrivée bons premiers sur Mars ! Quoi qu'il en soit, ils ont été fair-play — « Que le meilleur gagne ! » —, même si ce souhait ne venait pas du fond du cœur !

Rastotchil donnait l'impression d'être tout guilleret, sourit le chef d'expédition, il n'empêche que notre avance de quarante-huit heures a dû leur valoir une amère déception ! Leur vaisseau, parti trois jours avant le nôtre, a donc une vitesse nettement inférieure à celle du King.

— Quatre jours, Général, rectifia l'astrophysicien. C'est la veille de notre explosion spatiale expérimentale que nous avons détecté l'envol d'une fusée soviétique du cosmodrome de Baïkonour. Fusée prise un peu hâtivement pour un simple engin d'observation télécommandé.

— Vous avez raison, Rushlow. C'est bien quatre jours avant notre départ que ce cosmonef a été lancé. Nous l'avons rattrapé et, maintenant nous le dépassons ! Capitaine Carlson, annoncez cette bonne nouvelle à la Terre !

Compte tenu de la distance où se trouvait le Space King à plus de soixante millions de kilomètres de la Terre — , le dialogue qui allait s'établir entre lui et Vandenberg exigerait un assez long délai de transmission.

 

*

 

Réunis de nouveau dans le réfectoire, les compagnons du général Floyd O'Malley — ravis des performances de leur astronef — prêtaient une oreille attentive aux conclusions que leur chef tirait de cette rencontre inattendue dans l'espace.

— Certes, nous pouvons être fiers et heureux de nous savoir en tête de ce match pour la conquête de la planète Mars. Mais cette conquête, aussi pacifique soit-elle, n'ira peut-être pas sans quelques difficultés sur le plan diplomatique. Moscou et Washington, c'est à prévoir, vont échanger des notes au niveau des ambassades, afin de discuter des droits de chacune des parties dans cette conquête. Le problème s'étant déjà posé pour l'internationalisation de la Lune, il n'y a aucune raison pour qu'il ne se repose pas pour Mars. Bien au contraire.

« En vertu des conventions internationales plus ou moins établies et reconnues de part et d'autre, notre situation de " futurs -premiers occupants " ne nous autorise pas pour autant à prétendre à une colonisation totale de la planète Mars. Cela ne veut pas dire, toutefois, que nous resterons bien sagement à attendre sur le seul lieu de notre atterrissage les décisions bilatérales de Moscou et Washington.

« Nous allons d'autorité — et je prends cela sous mon entière responsabilité — nous disperser sur Mars afin de marquer notre passage dans le plus grand nombre d'endroits possibles, vers le nord, le sud, l'est et l'ouest de Deltoton Sinus. Nous avons à cet effet emporté des milliers de piquets, avec la bannière étoilée frappée aux armes du Space King, ceci pour prendre date, à toutes fins utiles. C'est de bonne guerre et, ensuite seulement, nous pourrons inviter nos « alliés » russes à venir boire le verre de l'amitié sur nos territoires !

« Et ma foi, si un incident diplomatique devait découler de cette situation de fait, c'est nous qui, finalement, en retirerions un bénéfice en évacuant sans histoires les zones occupées un peu trop prématurément. En nous inclinant de la sorte devant le droit — voire, en devançant même la décision de la Cour internationale de La Haye —, nul ne saurait contester notre désir sincère de conciliation. En suscitant d'innombrables incidents, avant la perestroïka, les Russes nous ont assez joués et manœuvrés pour que nous leur rendions ici la monnaie de leur pièce !

 

*

 

Dans la coursive qu'il venait d'emprunter pour regagner le poste de pilotage en compagnie du général O'Malley, Dave Sheridan demanda en passant devant la cabine de son chef :

— Puis-je vous parler... seul à seul, Général ?

Un peu surpris par l'expression soucieuse du pilote, O'Malley acquiesça en l'invitant à pénétrer dans sa cabine :

— Entrez donc, Dave, et servez-vous d'abord un scotch, fit-il en allant s'asseoir sur le bord de sa couchette. Vous prendrez la chaise.

Dave remplit deux verres, les posa sur la petite table-console fixée au mur et décolla du parquet métallique les pieds magnétiques de la chaise qu'il rapprocha de la table. Cette cabine était tout aussi sobre que celle des autres membres de l'expédition et ses murs, au revêtement plastique vert pâle, s'ornaient de diapositives lumineuses montrant des vues aériennes ou des quartiers typiques de nombreuses villes de la Terre. Admirable entre toutes s'étalait la photographie en stéréocolor de Waikiki, la célèbre plage proche d'Honolulu, avec ses buildings en front de mer, ses palmiers et, en arrière-plan, les contreforts arides de la Koolau Range.

— Eh bien, Dave, qu'est-ce qui ne va pas ? Vous paraissez soucieux.

De son portefeuille, le pilote retira une coupure de presse, la déplia, montra la photo sur deux colonnes sous le titre en gros caractères.

— Connaissez-vous cette femme, Général ?

L'officier supérieur la reconnut immédiatement.

— Parbleu ! C'est Lena Bâtes, cette criminelle qui a trucidé son amant quelques jours avant notre départ. L'affaire a suffisamment fait du bruit pour que je m'en souvienne. Au reste, un minois pareil ne s'oublie pas facilement. Un beau brin de fille, cette...

« Bon, abrégea-t-il, gêné de s'être laissé aller à cette appréciation. Où voulez-vous en venir, Dave ?

— A ceci, Général : Lena est innocente du crime dont on l'accuse. C'est là une pure invention des autorités, prétexte devant inciter la population à coopérer avec la police pour la retrouver.

— C'est une... amie à vous ?

— Dans un sens, oui. Elle est venue chez moi peu après que la télé eut diffusé son signalement et sa photographie. Ce fut pour nous..., disons une passade, une aventure sans lendemain.

— Fichtre ! s'exclama le chef d'expédition. Vous rendez-vous compte qu'en agissant de la sorte vous vous êtes fait le complice de cette femme ?

— Pas de son crime, en tout cas, puisqu'elle n'a rien commis de pareil.

Et Dave se mit en devoir de narrer son étrange aventure, sans rien cacher de son issue incompréhensible. Le général O'Malley fit quelques pas dans l'étroite cabine, tracassé par ce récit.

— Voyons, Dave, comment pouvez-vous penser que cette femme appartient au KGB ? D'accord, tout le monde le sait, les Russes ont fait des progrès techniques considérables depuis leurs premiers Soyouz. Mais de là à admettre qu'ils aient trouvé le moyen de faire disparaître leurs agents comme ça — pfut, plus personne ! —, du haut d'un balcon situé à quarante mètres du sol, il y a un abîme. Au sens propre et au sens figuré !

— Je le reconnais volontiers, Général, mais c'est pourtant ainsi que les choses se sont passées. Et j'ai beau réfléchir, y penser sans cesse, je ne parviens pas à trouver une explication logique et rationnelle à cette stupéfiante disparition. En revanche, les mobiles de cette femme paraissent clairs : elle avait d'excellentes raisons de vouloir tout tenter pour retarder l'envol du Space King, le cosmonef Tsiolkowski, que nous avons tout à l'heure dépassé dans l'espace, confirme mon hypothèse.

« Les Russes ayant appris — comment ? cela reste un mystère — que nous nous apprêtions à lancer le King, lors même que leur engin était déjà en vol ou sur le point de décoller, ont tenté cette manœuvre dans l'espoir — un peu ridicule, j'en conviens — de nous retarder. Ils savaient ou soupçonnaient que la vitesse du King serait supérieure à celle du Tsiolkowski et ne tenaient donc pas du tout à nous voir débarquer sur Mars les premiers.

Le général O'Malley fit entendre un petit clappement dubitatif avec sa langue :

— Votre argumentation n'est pas très convaincante... ni très claire non plus. Si votre hypothèse « Lena Bâtes agent de l'Est » paraît admissible, les méthodes, les agissements de cette femme, en revanche, paraissent absolument invraisemblables ! Et puis, il y a cette extravagante ubiquité : Lena Bâtes signalée à Washington une demi-heure seulement avant sa visite chez vous, à Los Angeles. Ça ne tient pas debout... A moins de supposer qu'elle ait une sœur jumelle !

— Ou qu'un agent dont la chirurgie esthétique aura fait son sosie ait opéré au même moment à Washington.

— Plausible, mais avouez qu'il faut, dans votre histoire, admettre un bon nombre de postulats pour lui accorder un tant soit peu de crédibilité. Plus d'un élément du puzzle nous fait défaut, vous le savez aussi bien que moi, Dave. Dans ce cas, il est impossible d'avoir une idée saine et logique de l'affaire, des mobiles profonds qui ont fait agir cette Lena Bâtes. Croyez-moi, la CIA ou le FBI y mettront le temps nécessaire mais, tôt ou tard, cette fille se fera pincer et vous verrez alors que l'histoire est sans doute beaucoup plus simple que vous ne l'imaginez.

— Je n'en suis pas tellement sûr, Général. Lena s'est jouée du service de sécurité du Pentagone, a faussé compagnie aux MP qui la conduisaient à Alexandria avec une aisance qui tient du miracle ! De surcroît, elle considérait les poursuites, les recherches dont elle faisait l'objet, comme quantité négligeable. Partant, je doute que la CIA ou le FBI lui mettent de sitôt la main au collet !

« Voyez-vous, fit-il, pensif, ce qui m'a paru le plus déroutant dans tout cela, ce sont les raisons avancées par Lena pour justifier sa conduite. Elle prétendait que notre amourette éphémère constituait un " souvenir commun dont je comprendrais plus tard l'utilité ". D'autre part, je me souviens parfaitement... et tout particulièrement de cette phrase qu'elle m'a dite, peu avant de me quitter : " Je tiens absolument à ce que ce soit toi qui pilotes le Space King... " »

Le général Floyd O'Malley haussa les épaules :

— Des mots, des phrases creuses, dans le but évident de vous impressionner. N'y pensez plus, Dave. Nous avons d'autres chats à fouetter !

N'y pensez plus !

Un conseil moins facile à suivre qu'à donner !

 

*

 

Au trente-cinquième et dernier jour de son périple, le Space King avait infléchi sa trajectoire pour se placer en orbite de satellisation autour de la planète Mars, à quelque cinq cents kilomètres d'altitude seulement.

Groupés auprès de l'astrophysicien Dean Rushlow, les membres du corps scientifique, le général O'Malley, Sheridan et ses assistants dévoraient des yeux l'image de la planète qui apparaissait incomplète sur l'écran en raison de sa proximité. La ténuité atmosphérique autorisait des observations d'une saisissante netteté. On distinguait clairement un sol au relief peu marqué, dont les colorations allaient du vermillon à l'ocre, avec des demi-teintes violines en passant par une grande variété de verts, de marron et de gris.

Si Phobos et Deimos, les modestes satellites de Mars, n'avaient pas retenu bien longtemps l'attention des astronautes, ceux-ci, en revanche, avaient été frappés par maints détails géométriques : faisceaux de lignes sombres ou plus claires, simples, doubles ou multiples, qui rayonnaient, s'entrecroisaient, recouvraient comme d'une résille géante la surface du globe. Indéniablement, les hypothétiques canaux martiens existaient. Il ne s'agissait pas, comme d'aucuns l'avaient soutenu, d'une bizarrerie des « unités naturelles » du sol mais bien plutôt — conformément à l'opinion des « cana-listes » — du témoignage irrécusable d'une œuvre intelligente.

Une œuvre de titans car, sur des centaines, des milliers de kilomètres, depuis les calottes polaires et jusqu'à l'équateur, ces canaux rayonnaient en étoiles à partir de points, plus ou moins circulaires, bistre ou ocre.

En fait, le mot canal perdait ici le sens que d'habitude nous lui prêtons. L'examen rapproché permettait maintenant de résoudre ces formations rectilignes en une interminable succession d'oasis, de bandes de végétation dont la largeur variait de quinze à deux cents kilomètres selon qu'elles étaient simples ou multiples et parallèles.

— C'est irréfutable, murmura Dean Rush-low en examinant le paysage qui défilait sur l'écran. C'est bien là l'œuvre d'une race intelligente, techniquement évoluée mais qui n'a pu, malgré son savoir, survivre à l'assèchement graduel de sa planète. Car ces êtres ont disparu. La preuve est là, sous nos yeux. Regardez ce point, à l'intersection de ces canaux qui dessinent un X allongé, au nord-ouest de Deltoton Sinus où nous projetons de nous poser.

L'astrophysicien augmenta le grossissement du télescope au détriment du champ visuel qui, lui, se rétrécit graduellement. Sur l'écran apparut bientôt l'image d'une importante cité aux ruines informes où l'on pouvait distinguer encore, bordé de décombres ensevelis sous une épaisse couche de poussière et de sable rosé, le tracé de larges artères se coupant à angle droit.

— Quelle affreuse et lente agonie ont dû endurer ces créatures, sur leur monde asséché, murmura la botaniste Lilian Gaynor.

Davantage pragmatique, le général O'Malley, lui, songeait au présent :

Deltoton Sinus n'est pas aussi riche en végétation que nous l'espérions, Sheridan. Nous aurions intérêt à choisir un terrain d'atterrissage dans une région plus luxuriante... Encore que ces bandes de végétation aient plutôt l'air anémiques ! Tenez, ici par exemple, la végétation est plus dense... A l'intersection de ces cinq canaux, un peu au nord de la cité en ruine, il y a une aire nue où nous pourrions poser la fusée de reconnaissance.

— Cet endroit de Sinus Meridiani me paraît convenir, Général, approuva le chef pilote.

— Hé ! lança le second, le détecteur infrarouge réagit selon les régions que nous survolons.

— Dans les couches sous-jacentes de Mars, des poches de magma doivent exister, un peu comme dans les entrailles de la Terre, supputa le géophysicien Dempster. La température du sol, dans une certaine mesure, sera donc fonction de la profondeur à laquelle ces poches seront enfouies. De ce fait, la chaleur se propagera plus ou moins facilement jusqu'à la surface et créera, à certains endroits, des points plus chauds qu'ailleurs.

« Quant à la température ambiante au voisinage de l'équateur, elle doit osciller en moyenne entre plus dix degrés centigrades le jour et moins trente à moins quarante degrés la nuit. Ceci vaut pour les régions équatoriales désertiques ; pour les autres, sous cette même latitude mais riches, relativement parlant, en végétation, des pointes de quinze degrés ne sont pas impensables le jour, durant l'été. Or, l'été vient juste de commencer, sur Mars. « En choisissant cette période de l'année, nous savions devoir bénéficier des meilleures conditions climatiques pour installer notre base dans la bande équatoriale.

— OK, agréa Sheridan. Nous nous poserons donc entre les branches nord et nord-ouest de ces canaux qui rayonnent en étoile autour de cette cité en ruine, à la limite nord de Sinus Meridiani, par conséquent très proche de l'équateur. Que ceux qui doivent participer au premier vol de reconnaissance aillent s'équiper... Je parlais du corps scientifique, Général, s'empressa-t-il de préciser afin de ne pas empiéter sur les prérogatives du commandant en chef.

Floyd O'Malley lui tapota amicalement l'épaule.

— J'avais compris, Colonel. Dans combien de temps repasserons-nous au-dessus de cette région choisie pour l'établissement du camp de base ?

— Dans quarante-sept minutes, Général.

— Parfait. Préparez-vous et venez nous rejoindre devant l'écoutille du sas communiquant avec la navette numéro 1, fit-il à l'intention des deux jeunes femmes et de leurs collègues, le microbiologiste Spencer Goodwin e* le géophysicien Gene Dempster. J'aurai désigné entre-temps les douze hommes qui nous accompagneront.

Sans quitter des yeux l'écran où défilait le paysage, le capitaine Lionel Carlson soupira :

— Colonel, pensez à ceux qui restent ! Ramenez-nous quelques Martiennes et nous leur ferons un cours sur les bienfaits de la fraternisation des peuples !

Sa boutade jeta un froid : les autres se demandaient comment le général — que le copilote croyait déjà parti ! — allait prendre la chose. Prêt à sévir, l'officier supérieur, sur le seuil de la cabine, rencontra le regard moqueur de la botaniste Lilian Gaynor, nota l'expression amusée de la chimiste Mary Waller et se radoucit, n'ayant d'ailleurs aucunement l'âme d'un puritain.

— C'est bon, Capitaine, rit-il. Le colonel a pris bonne note de votre demande, mais ne comptez pas trop avoir un nombreux auditoire d'élèves martiennes à vos cours sur le rapprochement des peuples !

O'Malley avait su retourner la situation et dérider opportunément les occupants du poste de pilotage. Ces trente-cinq jours de promiscuité n'avaient pas toujours été très drôles, à bord, et il était bon de laisser éclore les occasions — assez rares il faut bien le dire — de s'amuser un brin.

D'autant que, sur ce monde mort, le séjour ne s'annonçait pas des plus drôles, lui non plus!...